Videogame wasteland ?

-Historiette d’un médium en forme de générique de Soleil Vert.

Moyennant quelques sautes d’humeur et découragements quant à l’espèce occidentale, ainsi que le lâcher de quelques grommellements sombres en passant par le salon où piaille une quelconque chaîne info, il est très intéressant d’observer les pubs Nintendo de ces dernières années. Pas tant pour les produits qu’elles vantent que pour ce qu’elles disent effectivement de leur public-cible.

La construction des spots est rodée : dans des intérieurs tout à fait stepfordisés, une gentille personne tout à fait stepfordisée (ou un groupe de figurants de saison 10 de Friends, dans le cas de pubs pour la Wii) prend un peu de temps sur sa journée de loisirs CSP+ tout à fait stepfordisée, histoire de casualgamer un brin sur une quelconque itération de Mario (« maintenant avec pilote automatique et vies illimitées ! »), un party game de type tapis d’éveil pour adultes, ou un puzzle en flash indigne d’ArmorGames. Le jeu lui-même vanté par le spot est réduit, en termes de temps à l’image, à une portion plus que congrue : dans les meilleurs cas, la moitié de celui-ci, plus souvent trois plans brefs abondamment paraphrasés par le prescripteur aux commandes. Le discours ainsi entendu emploie force « ahh, c’est trop bien ! » et autres « ohhh Mario-Tanuki, trop mignooonn  » (sic), lorsqu’on ne met pas en scène des gages donnés IRL entre les joueurs (faire des pompes, se déguiser dans la rue) comme dans un quelconque bizutage ou stage BAFA, l’alcoolisation massive en moins. La console et le jeu qu’elle fait tourner, à ce moment-là, n’ont au sens premier plus de fonction et sont relégués au packshot. Le message est clair : le jeu en tant que jeu est au mieux secondaire, il s’agit avant tout de flatter mon narcissisme infantile ; celui-là même qu’aiguillonne une époque toute de personal brandings aussi permanents qu’approximatifs sur des réseaux sociaux (peu) variés, et de starisations sur le futile télé-réalistique. Quant au jeu en tant que médium ou simplement comme bien culturel, il est carrément nié. Cette manière de présenter le jeu vidéo en tant que pratique culturelle est symptomatique de la vision contemporaine du médium, et de la façon dont celle-ci s’intègre dans les injonctions générales de l’époque. Elle éclaire donc aussi sur lesdites injonctions.

Bien entendu, le jeu vidéo ne se définit pas uniquement par le prisme du média narratif. A part comme fable édifiante très simple (ne nous apprennent-ils pas que les succès disparaissent tandis que les échecs s’accumulent ?), Tetris ou Pacman ne racontent à peu près rien (les cutscenes sommaires après certains highscore, on va dire que ça compte pas.). C’est que dans « jeu vidéo », il y a avant tout « jeu », et que la dimension narrative n’est ainsi pas la première qui entre en ligne de compte. On peut certes voir du drame dans le déroulement effectif d’un jeu quel qu’il soit (ce que les commentateurs sportifs ou Roland Barthes ont fait à longueur de pages ou de retransmissions), mais ce n’est pas sa première raison d’être – voir à ce titre l’ensemble des jeux de cartes traditionnels. Cependant, le temps des Pongs et Galagas, avec le scoring pour seul horizon, s’est vu progressivement supplanté par la notion d’histoire et d’univers vidéoludique (d’abord avec les jeux textuels sur PC, puis avec les avancées thématiques entre autres de Miyamoto sur NES, ou de Kojima sur MSX), dont l’exploration était sa propre récompense. C’est bien entendu à cause de cet état de fait, conjoint avec l’entrée de la pratique vidéoludique dans les foyers (les activités de leurs rejetons n’inquiétant les parents que lorsqu’ils les ont sous le nez), que le dénigrement de ce nouveau monde commença à se déchainer : pendant vingt ans, on taxa le jeu vidéo de pervertir la jeunesse, de la pousser au suicide ou à diverses maladies (de la tendinite chronique à l’épilepsie), tout en l’isolant du monde des vraies gens, dans le même temps qu’il agrégeait le pauvret en culottes courtes avec toutes sortes de malfaisants (remember Wolfenstein 3D qui poussait soi-disant au néo-nazisme, ou les débats sur la couleur du sang des jeux superNES ?).

Petit à petit néanmoins, les jeux vidéos ont eu l’heur d’enrichir LE jeu vidéo, en empruntant la voie la plus évidente : tendre soit vers le cinématographique en termes de narration, soit vers le télévisuel en termes de gameplay. Bien entendu, l’âge d’or de l’art vidéoludique devait alors, encore, se faire par la bande. Sur PC et sur les deux premières Playstation notamment, les chiffres de ventes faramineux de grandes franchises et de simulations sportives clonales servirent à la fois de ciseau pour pénétrer les rayons des grandes surfaces, avec la libération hors des cages transparentes où dormaient jadis les cartouches diaboliques, et de camouflage pour les auteurs qui enfin se faisaient connaître en tant que tels. On ne citera qu’Amy Henning avec les Legacy of Kain, modèles d’écriture et d’évocation qui en remontrent à bien des saga littéraires de fantasy, Kinji Mikami dont le travail sur les Biohazard tira le médium vers la cinématographie de façon fameuse, et bien entendu Hideo Kojima, encore lui, dont les ésotérismes ont amené la rhétorique vidéoludique vers une philosophie presque Flaubertienne (voir l’incroyable crachat au visage du joueur qu’était Metal Gear Solid 2). Le jeu d’épouvante devenait enfin adulte (Silent Hill, plus récemment Bioshock), le jeu « bac à sable » enfin déviant et transgressif (GTA), le jeu d’aventure enfin incarné (avec notamment ceux de la team ICO, Shadow of the Colossus en tête), et les rôles s’étaient plus ou moins réagencés entre plateformes pour enfants (Nintendo), pour adolescents (chez Microsoft), et à destination des grandes personnes (sur PC, ou chez Sony). Dans le même temps, la pression médiatique retombait, partie guerroyer vers l’imaginaire au cinéma, les dangers de l’Internet et la célébration des téléphones mobiles. Car les joueurs vieillissaient, et continuaient néanmoins à jouer : ils sont maintenant, au moins pour partie, un marché à part entière, un marché « d’adultes » (l’âge moyen des consommateurs de jeux vidéos dépasse désormais les trente ans).  Bien entendu, une observation plus large de notre occident tendrait à indiquer que c’est l’humanité qui, autour du joueur, a décidé de retomber en enfance (relisez Muray et Bruckner, on n’a pas la place de détailler toute la tératologie de notre quotidien en ces pages), et en chemin de rencontrer ce drille à l’endroit où elle avait jadis prétendu le repousser du pied : une méta-adolescence généralisée, notion passée de péjorative comme épithète, à désirable en tant que mode de vie physique et psychique.

Evidemment, le jeu vidéo moderne et sa réception ne sont qu’un symptôme ; ce mouvement est général et se retrouve dans ce que Muray nommait « infanthéisme » et irrigue l’ensemble de nos comportements culturels et de consommation. C’est ainsi que sous couvert de la flatterie d’egos prétendument individuels, l’indifférenciation et l’attrait du même pour le même se retrouvent aussi au niveau du jeu vidéo. Largement admis en tant que marché – quoique régulièrement stigmatisé à sa marge pour faire bon poids, par exemple avec la fustigation des MMORPG – il ne restait plus au jeu vidéo qu’à flatter les niches qu’il avait jusque là négligé pour être pleinement accepté dans notre imaginaire culture/conso/loisir : Il fit alors force coups de coudes complices à Tata Jacqueline. L’on voit dès lors fleurir les party games/tapis d’éveil susmentionnés (où il s’agit par exemple de reconnaître des cris d’animaux de la ferme ! Les jurés de télé-crochet invités pour la pub semblaient en tous cas s’amuser comme des petits fous), des jeux-médicaments promettant de rajeunir nos cerveaux ou de nous faire maigrir sans vraiment se fatiguer, et même des conseillers d’orientation virtuels à usage des petites filles (la terrifiante série des Léa Passion)… Et ça marche. C’est ainsi précisément lorsqu’il nie ses précédentes avancées thématiques, celles qui confrontaient le joueur à un propos (c’est-à-dire à un auteur, soit sur le plan thématique, soit sur le plan cybernétique), ou simplement à lui-même (à part quelques exceptions, la difficulté des jeux mainstream est pensée pour ménager le plus malhabile des lightgamers), que le jeu vidéo gagne ses galons de respectabilité dans le monde de droit commun, en lui offrant un plus petit dénominateur commun à hauteur de ses préoccupations. Au scoring si représentatif des années 70 et 80, les années 2000 substituent son équivalent, à mille lieues de toute progression dramatique interne ou construction thématique complexe : le multi-joueur (où affronter des kevins sur des arènes devient l’horizon ludique indépassable) et les trophées et achievements partageables en ligne pour frimer auprès de… Auprès de n’importe qui.

Bref, le jeu vidéo est considéré à part entière lorsqu’il n’est plus que l’ombre du jeu vidéo. La fameuse expo chapeautée par l’asso MO5, en 2011 au Grand Palais, montrait bien ce paradoxe: censée célébrer la reconnaissance de l’art vidéoludique dans le monde des grandes personnes, elle ne parvenait qu’à nier toute sa noblesse au medium en en faisant un faux-nez supplémentaire pour amateur de Gloubi-Boulga Nights : la boutique/librairie vendait toutes sortes de gadgets régressifs et de semi-catalogues de jouets, tandis que le contenu éditorial insultait l’intelligence, avec notamment des vitrines remplies de figurines de Schtroumpfs… Nous voilà donc traités dans cette pratique culturelle comme partout ailleurs désormais : comme de grands poupons nourris à la seringue. C’est l’ultime twist que notre époque apporte à la théorie de Karl Kraus voulant que l’Apocalypse, c’est ici et maintenant, à savoir la création par nos habitudes, notre conformisme et notre manque de sens critique, d’un monde en apparence intact mais totalement mortifère. Ce monde mort, peuplé de fantômes ignorants de leur état, c’est une gigantesque garderie/centre aéré/hospice. Heureusement pour le bien-être des pensionnaires, l’infirmière pasteurienne assermentée y a placé des Ipad et des Wii, dans des coins prévus à cet effet et capitonnés de frais pour éviter les accidents.

Juste devant l’Enfer, Dante décrit le Vestibule des Lâches comme un lieu où sont parqués les neutres et les indifférents systématiques, c’est-à-dire l’immense majorité de l’humanité passive : «Cet état misérable est celui des méchantes âmes des humains qui vivent sans infamie et sans louange et qui ne furent que pour eux mêmes […] Les cieux les chassent, pour n’être moins beaux et le profond enfer ne veut pas d’eux, car les damnés en auraient plus de gloire». Les gentilles gens de l’époque, qui adhèrent si pleinement à ses mots d’ordre permanents de lustprinzip forcené et sans autre perspective que lui-même, acceptent pour leurs loisirs vidéoludiques, comme pour tout le reste, des fadeurs dont on leur a dit qu’elles étaient agréables. Elles ne réclament même plus de sel avec. Il suffit pour s’en convaincre de lire n’importe quel papier de la presse spécialisée depuis 15 bonnes années, et leur notes délirantes pour n’importe quoi qui sort (il est rare qu’un produit de studio doté de gros contrat, ou juste un jeu attendu – i.e. marketté en amont – obtienne moins de 80% de la note maximale).

Et bientôt, avec l’avènement du dématérialisé, ces bonnes gens ne demanderont même plus d’assiette. Car en bonne société de béta-moins (il est – trop – souvent pertinent de ressortir Huxley et son Meilleur des Mondes pour parler du nôtre), l’on accepte avec joie tout ce qui sort de la seringue de gavage, ça demande moins d’effort que questionner ladite; en l’occurrence l’application du modèle économique de l’App à la Apple qui interdit toute vie parallèle au produit (gratuite par exemple, ou créant une économie alternative, comme le marché de l’occasion) et force à passer à la caisse pour toute activité(1). Autrement dit, c’est l’autonomie de destin, bref l’âge adulte, qui est ainsi explicitement refusée. A ce propos on ne résiste pas au plaisir d’évoquer encore le bouquin d’Aldous, où un personnage explique que l’on a instillé in utero l’amour des sports de plein air aux Epsilon, car le simple goût « gratuit » de la nature qu’on induisait auparavant ne les poussait pas à une saine consommation en numéraire…

Mais paradoxalement, ce sera peut-être l’occasion de revenir au début du cycle, à ce moment des années 80 où le jeu vidéo devenait timidement, à force de victoires chèrement remportées, un médium à part entière. Pour commencer, le jeu « qui fait avancer le bousin » existe encore, bien que marginal en termes de nombre de titres; il suffira de citer le dernier Batman (Arkham City). Mais surtout, l’émergence des petits studios permet un bouillonnement qu’on ne connaissait plus depuis les Molyneux ou les Chahi qui faisaient tous seuls des Another World dans leur garage. Des jeux parfois basiques mais très bien menés en écriture ou en concept (the Binding of Isaac par exemple), ou alors des essais dont le statut a priori trop petit pour inquiéter les gros acteurs du secteur leur confère une réelle licence poétique. Ce sont des Flower, From Dust, Journey, voire même I Am Alive, qui pour se trouver sous le radar de l’économie d’échelle n’en volent pas moins bien au-dessus du tout-venant de la bouillie vidéoludique moderne. Doit-on y voir le germe d’un nouveau cycle de vingt ans, avec pléthore à venir d’ouvrages matures et qualitatifs, et où nous verrons à terme un Angry Videogame Nerd se foutre de la gueule de Passion Babysitting sur DS et d’Angry Birds ? Peut-être. Mais l’humanité, elle, sera sans doute encore plus sénile et infantile qu’aujourd’hui : les exercices de sudoku du docteur Kawachima auront échoué à la guérir de sa confusion mentale naissante, marque d’un alzheimer métaphysique qu’elle revendique déjà comme un droit. Le présent perpétuel semble à ce prix ; loué soit Notre Ford.

F Legeron

(1) Cette politique du tout payant systématique, alliée à des effets d’annonce intenables en production, a dores et déjà institutionnalisé le modèle des DLC (contenus additionnels téléchargeables en ligne) obligatoires, tels que les patchs correctifs ou les niveaux supplémentaires. Ce qui permet de sortir « en physique » des jeux partiellement terminés, puis d’en vendre les dernières phases de débuggage au joueur, considéré ici comme ailleurs comme un cochon payeur.

-2012

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