Heathers – M. Lehmann – 1989

Indispensable à la culture générale. Méconnu de par chez nous, Heathers est un film plus important qu’il n’y paraît en termes de postérité. A la fois misanthrope et humaniste, féroce et intelligent, c’est le film qui créé le genre du teen movie tel qu’on le connaît tout en le rendant obsolète.

Au sens où on l’entend dans ce beau royaume de l’ici et maintenant dont on tente de nous faire croire qu’il est notre monde, la « Jeunesse » est une création de l’occident victorieux de l’après-seconde guerre mondiale. Finissons d’enfoncer cette porte ouverte : de même que le concept récent « d’Enfance » est né d’une chute relative de la mortalité infantile après l’ère napoléonienne, ainsi que de grands bourgeois et « enfants du siècle » portés sur l’innocence rousseauiste, la jeunesse est entre autres née de l’euphorie économique et nataliste du XXème siècle. Toute cette nouvelle population, qu’aucune vidange belligérante de grande envergure n’est venue réguler, s’est bientôt mise à constituer un gigantesque marché dont il convenait de flatter les successifs penchants moutonniers (conduire pour aller en surboum, lever le poing contre Papa, copuler apparemment sans contrainte – extérieure ou explicite en tous cas, s’enthousiasmer pour tous les avatars de la société des loisirs à l’aune unique de leur nouveauté proclamée…).

Bref. Avec le teen est apparu le teen movie, qui a pris diverses formes au fil des ans et des modes, du film de biker à la bluette disco, du slasher eighties à la grosse comédie de spring break, la tendance semblant être désormais dominée par une composante de comédie. Si le motif des jeunes gens fut bien entendu utilisé auparavant (vous avez vu Horse Feathers ?), ce n’est pour ainsi dire qu’en tant qu’imagerie ou toile de fond. La chronique adolescente au sens propre s’intéresse à la jeunesse non comme motif mais comme moteur thématique. Il est donc logique que celle-ci prenne des formes diverses, par exemple dans l’entertainment américain où l’on trouvera autant de la grosse machinerie que du ressortissant de Sundance(1).

Nous allons nous intéresser ici à un titre qui signe une certaine maturité à cette chronique de la jeunesse et dont on pourrait voir un prolongement lointain dans la série animée Daria. Heathers (Fatal Games en français, sur un anémique DVD zone 2 à repousser dédaigneusement du pied au profit de l’import) traite pour la première fois frontalement des années lycée en tant que pire période de la vie d’un être humain. Déjà enkystée dans sa sociabilité à la surcodification décadente, basée sur les critères socio-économiques des adultes, mais encore engluée dans une barbarie compétitive de cour de récré basée sur la loi du plus fort (ou du plus beau, du plus sportif, du plus actif sexuellement, etc.), la high school américaine est un microcosme de la société qui la contient. C’est d’ailleurs ce que déclare J.D. lors d’un climax qui préfigure (avec le roman Rage de Stephen King sous le pseudo de Bachmann) le défilé de massacres scolaires qui allait égayer les campus d’Amérique et d’Europe dès les années 90 (et assurer des seconds souffles à certaines carrières d’opportunistes médiatiques, n’est-ce pas Gus ?).

La trame est étonnamment complexe en regard de son argument de base : Veronica, malgré son intelligence et donc sa répulsion, s’acoquine avec les trois Heather, filles les plus populaires du lycée qui règnent du haut de leur proto-sororité. Cette suprématie se perpétue par l’écrasement décomplexé des petits, des laids et des non-sportifs, et au bénéfice des plus écrasants frat-boys (footballeurs amateurs de brimades, étudiants-phallus sur pattes). Elle tombe bientôt amoureuse du nouvel arrivant, J.D., agent provocateur fils de démolisseur et porté sur une ironie poussée jusqu’à l’anarchie. Ensemble, ils tuent « accidentellement » la plus puissante des Heather et maquillent l’évènement en suicide. C’est ainsi qu’un grand mouvement populaire autour du suicide, avec morceau de musique MTV et grands élans d’hystérie collective comme en fabriquaient si bien les années 80 (Que celui qui n’a pas un vieux badge « Touche pas à mon pote » dans un tiroir jette la première pierre au rhéteur !). Pendant ce temps, leurs exactions continuent jusqu’à ce que prise de remords, Veronica se retourne contre J.D. qui veut, de son côté, pousser le phénomène jusqu’à l’éradication du lycée entier lors d’un rassemblement anti-suicide.

Thématiquement, Heathers est d’une profondeur et d’une richesse surprenantes, mais aussi d’une agressivité jamais démentie et assez revigorante. La faute à Daniel Waters, peu prolixe mais intéressant à cette période (à son actif, les iconoclastes Ford Fairlane et Batman Returns, et les injustement méprisés Hudson Hawk et Demolition Man), qui plaisante en avouant qu’il destinait son script à Kubrick lui-même pour en faire le « teen movie ultime ». Finalement tempéré par le très gentil Lehmann, le film est moins nihiliste et véhément qu’il aurait pu l’être sans cette tempérance, et l’on sent bien l’opposition des personalité qui a présidé à la genèse du film dans la caractérisation et les prises de positions de Veronica (Wynona Ryder à l’époque abonnée à ce type de rôle) et J.D. (Christian Slater, pas encore abîmé). Lehmann, par ailleurs très lénifiant, humanise ici régulièrement un récit dont la satire aurait pu verser dans la noirceur. Cette férocité se retrouve intacte à des moments ponctuels du récit : dans un mouvement de mortification, Veronica se brûle la main à l’aide d’un allume-cigare de voiture. Le premier réflexe de son amant est d’allumer sa cigarette sur la plaie encore fumante (cette saillie se retrouve dans le final à une puissance démultipliée). Ce dernier fait une entrée très remarquée dans le lycée, avec des balles à blanc certes, mais mises dans une vraie arme à feu.

Les quelques meurtres, toujours contextualisés culturellement (la bouteille d’eau minérale révélatrice d’homosexualité pour son détenteur !), participent du même mouvement, tandis que les dialogues sont bien souvent des bijoux de verve ironique. Maniant savamment la caricature (les dialogues répétitifs avec les parents, au découpage identique), constamment à la lisière de l’outrance (les oraisons funèbres, le père de J.D., les conseils de professeurs, les séquences oniriques), le film de Lehmann n’hésite pas à verser ouvertement dans le décalage et ne prétend jamais au vérisme. Bien entendu, c’est en maniant la fable que le récit est le plus juste et épingle les plus belles vérités. Ainsi, l’inversion des rôles entre J.D. et son père (ils s’appellent respectivement Papa et Fiston) intervient 15 ans avant les palanquées ce « reportages de société » sur les dérives d’une culture de parents-copains qui s’évertuent à ne pas comprendre Dolto. De même, l’imaginaire amoureux strictement oro-génital de la jeunesse américaine est dépeint sans grande complaisance mais sans éluder la question. En règle générale, l’apathie, en tant que vertu cardinale de cet univers, est placée en exergue des actions de nos héros, notamment lors d’un réveil de la mère de Veronica qui sort le couplet, au demeurant pas idiot, sur le fait que lorsqu’un ado demande à être traité « comme un être humain », c’est généralement qu’il l’est déjà, c’est-à-dire mal. La direction artistique relaie constamment cette caractérisation de l’univers dépeint, tant dans les détails du décor (un billet d’un dollar au centre d’un cœur dans le casier d’Heather) que les vêtures (Le nœud rouge du pouvoir chez les populaires, l’obèse Martha qui tente de se suicider dans un t-shirt à l’effigie du groupe Big Fun…) ou certaines situations qui constituent des microcosmes dans le microcosme, comme le jeu de croquet ou les discussions avec les adultes.

A la misanthropie stricte, Heathers préfère cependant la proposition d’alternatives. Ainsi, les personnages et situations, archétypaux, n’en sont pas autant des caricatures et ne manient pas le cliché comme figure tutélaire ou unique. Ce qu’on peut voir précisément comme un humanisme, opposé au taylorisme thématique qui sera bien vite l’apanage du teen movie routinier (un personnage loser, un drôle, un crasseux, une jeune fille pure, une déluré en fait malheureuse, un vieux coincé, etc, ad nauseam). Si l’on rit lors d’un enterrement, un plan sur une gamine éplorée ramène brutalement à la dimension humaine de l’évènement. Contre un J.D. insensible ? Pas réellement, puisque ses actions sont conditionnées par un trauma particulier qui entre directement en résonance avec ses exactions (c’est d’ailleurs la partie la plus faible du film). L’effet pervers même des suicides maquillés, à savoir qu’ils confèrent artificiellement de la personnalité à des infâmes qui n’en avaient pas, est une marque d’espoir ; d’espoir sombre vu par le prisme de l’humour noir. Quant au triumvirat de Heathers elles-mêmes, elles ne se ressemblent pas : si la première, seule à être physiquement châtiée, est réellement une petite pustule bien née, arriviste et dominante, bien parée pour une vie corporate ou devenir une desperate housewife, la seconde est finalement une pauvre fille, suiviste mais pas méchante, et la dernière s’avère pire que la défunte lorsqu’elle goûte au pouvoir. Potentiellement plus dangereuse aussi, même si la prise de pouvoir finale de Veronica permet de rééquilibrer un peu les forces et de finir sur une note d’humanité en offrant enfin une réplique à la paria Martha.

On peut néanmoins voir dans ces vœux pieux le plus gros pied-de-nez de Waters, tant le modèle dominant reste, au final, obligatoire (Heathers est une fable, pas une affabulation), et la rébellion  au mieux présentée comme vaine, et au pire, délétère. En ce sens, ce film tend à créer et enterrer le genre du teen movie moderne dans le même mouvement, puisqu’il met en lumière la vanité des images d’Epinal bientôt véhiculées par les interchangeables American Pie du box office, avec passages à l’âge adulte et prise de confiance en veux-tu en voilà (vous y croyez vraiment, vous, au gentil binoclard qui perd ses lunettes et gagne une paire de cojones par la même occasion, qu’il va s’empresser d’aller tester sur la super bonnasse devenue soudain consentante ?). L’espoir d’un changement ? Un rêve de midinette. Tout au plus, un acte héroïque passera inaperçu (Veronica sauve l’école entière) et l’on ne pourra changer les choses qu’à la marge. Le final passe ainsi pour une assimilation quasi physique de J.D. par Veronica après une castration symbolique (le majeur tendu de J.D. dans un geste de défi, est soufflé par une balle. Rappelons que les deux antagonistes sont présentés comme seuls personnages adultes et agissants du récit par le prisme de leur sexualité – ils sont les seuls à pleinement consommer une union charnelle). Ayant neutralisé puis assimilé les caractères les plus affirmés de son ancien amant (un peu à la manière d’un vaccin), elle peut les utiliser non pas pour se faire bien voir du pouvoir en place comme elle le faisait auparavant, mais pour devenir ce pouvoir et en user. La phrase de Jello Biaffra, « Don’t hate the media, become the media« , l’une des antiennes les plus importantes de la décennie, vient bien entendu à l’esprit. On lui préfèrera, à la rigueur, la sentence de la poétesse May Sarton : « One must think like a hero to behave like a merely decent human being« (2). Tout dépend du choix de point de vue qu’on envisage : Lehmann ou Waters. Gentillet ou énervé.

-2009

(1) D’un point de vue culturel, la tendance de ces derniers trois lustres tend d’ailleurs à élargir le domaine du teen au jeune adulte qui, des sinistres Friends à l’un peu plus sympathique Zach Braff, revendiquent de vivre plus ou moins comme des ados jusqu’à au moins trente-cinq ans. La – relative – prise de pouvoir des Geeks à Hollywood peut être rapprochée de ce mouvement général, par exemple avec l’univers View Askew de Kevin Smith.

(2)Littéralement « Ne détestez pas le media, devenez le media. » et « Il faut penser en héros pour pouvoir se comporter comme un être humain à peu près acceptable »

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