Shutter Island – M. Scorsese

Adaptation d’un bouquin dont vous entendîtes sûrement parler via le Tintin hardcore du Journal de la Santé, et plus intéressant pour la période où il se déroule (qui suit l’apparition du largactil en traitement antipsychotique) que pour son déroulement finalement convenu. C’est néanmoins le film de fiction de Scorsese le plus recommandable depuis Gangs of New York, pas moins : le script extrêmement galvaudé laisse froid lorsqu’on n’a pas vécu dans une grotte pendant 15 ans ou qu’on a un minimum de culture psychiatrique, mais ses manquements servent de marchepied à un réalisateur qui en profite pour redevenir inventif en termes de mise en scène. Joie !

Nous sommes donc en 1954 et l’US marshal Daniels vient avec un nouvel équipier enquêter sur la disparition présumée d’une patiente de l’hôpital psychiatrique de Shutter Island, réservé aux patients difficiles, hôpital dont les pratiques thérapeutiques sont pour le moins mystérieuses : psychothérapie, camisole chimique, lobotomies ? De cachotteries plus ou moins flagrantes des soignants en messages plus ou moins codés des patients, il devra avant tout gérer ses propres traumatismes issus d’un passé personnel douloureux et de souvenirs de la libération de Dachau à laquelle il a participé. Lorsqu’une tempête les bloque sur l’île, c’est peut-être la vie de l’inspecteur qui est en jeu, ainsi que sa santé mentale.

Attention, spoilers.

Bon, le script en lui-même n’est saillant que par ses éléments d’imagerie, ses exhausteurs de goût : l’île gothique à souhait (son quartier d’isolement, les rats de sa falaise, son cimetière), les souvenirs de Daniels, l’univers de la psychiatrie alors en mutation. Parce que pour une histoire originale dans son strict déroulement, on repassera. Une fois éventé le fait qu’on n’est pas dans un whodunit qui pourtant empruntait des pistes thématiques passionnantes (McCarthisme, expérimentations sur les malades mentaux, traumatismes des soldats de la seconde), on se retrouve dans un récit finalement balisé de twist schizophrénique et de conflits d’intérêts entre réalité et illusion (« Qui est qui ? Ce qu’on me raconte sur Unetelle, est-en fait sur quelqu’un d’autre ? Qui suis-je, ou vais-je, suis-je dans la Matrice ? Viens manger à la maison, c’est Maman qui va être contente, signé Norman Bates »), et dont on peut tous citer quarante références plus définitives que ce que ce scénario propose. Pêle-mêle Identity, Jacob’s Ladder, Fight Club, Avalon, l’excellent Chasing Sleep dont le personnage joué par Jeff Daniels entretient plus que des points communs avec celui joué ici par Di Caprio, etc, etc, ad nauseam.

A ce titre le final sonne carrément comme un renoncement, un dernier « bah, après tout qu’est-ce qu’on y peut », avec ce dernier retournement d’épilogue qui cherche à boucler le scénario sur lui-même (fléau de l’artisanat scénaristique de ces 15 dernières années : le script qui à force de trop vouloir faire du bien écrit et du bien structuré, ne parvient qu’à devenir inutilement autarcique, trop récursif, bref hermétique et artificiel), assorti d’une invraisemblance qui cherche à réunir le pitch psy et le pitch thriller mais ne parvient qu’à éjecter définitivement le spectateur hors du récit : traverser tout un parc, la côte, et quelques dizaines de mètres de couloirs crasseux, avec à la main un instrument chirurgical qu’on s’apprête à utiliser ? Pourquoi une perle aussi grossière alors que le dernier plan sur le phare aurait suffi à suggérer le traitement qui attend le personnage ? A trop vouloir faire montre de virtuosité, l’histoire ne parvient qu’à être certes plaisante mais somme toute assez plate et fouillie. C’est dans l’appropriation de cette histoire par Scorsese, ou plutôt dans ses choix esthétiques et narratologiques, qu’on va trouver de quoi se sustenter.

D’abord le cast, intégralement composé d’acteurs solides qui font bien mieux que se dépatouiller des situations, et les transcendent le plus souvent par la seule conviction qu’ils mettent dans leurs rôles. Qu’ils soient archétypaux (Kingsley, Ruffalo, Von Sydow), duplices (Michelle Williams sur qui on n’aurait pas misé grand-chose) ou carrément excessifs et à seule valeur fétichiste (les caméos d’Elias Koteas et Haley qui suffisent à ne pas regretter ses 9 euros, quant à Patricia Clark, une seule scène lui suffit pour être à la fois glaçante et empathique), tous les acteurs sont impeccables, ou peu s’en faut concernant Di Caprio (qui a de plus eu la bonne idée de désenfler depuis ses derniers rôles) qui doit jouer constamment tout et son contraire et se démène comme il peut d’un rôle pas toujours cohérent.

Ensuite, que le pitch soit par certains aspects convenu n’empêche pas son réalisateur de développer des trésors de subtilités de mise en scène. La direction artistique pour commencer, qui suit avec bonheur le chemin extrêmement étroit entre réalisme et outrance gothique. Le passage dans n’importe quel hôpital psychiatrique occidental ayant un peu d’histoire pose de manière indélébile le caractère paradoxalement bigger than life qu’ont ces lieux confinés, à la fois englués dans le quotidien le plus prosaïque, voire le plus misérable, et pris constamment dans la fantasmagorie et, presque, le surnaturel, entre fanges et rigueurs cliniques. Cette ambiance est merveilleusement rendue ici, ce qui n’est pas un exploit à la portée de beaucoup de tâcherons qui posent leurs caméras dans un asile. Il suffit de voir la longue séquence du quartier d’isolement pour retrouver ce quotidien sordide magnifié par une ambiance d’épouvante toute victorienne. Ce n’est pourtant pas tant du côté d’un gothique hammerien que Scorsese semble puiser ses références picturales, que de celui du gothique italien des années soixante. En attestent les éclairages qui évoquent par moments le Bava du Masque du Démon et de Opération Peur.

Autre analogie avec l’Italie, le traitement étrange apporté au découpage des séquences elles-mêmes : à première vue, le film est truffé de faux raccords temporels et surtout spatiaux. Attention, il ne s’agit pas ici de traiter Marty d’illettré cinématographique, bien au contraire : c’est l’érudition et l’expérience du bonhomme qui le poussent à utiliser ces entorses à la grammaire filmique élémentaire afin de donner tous les indices nécessaires au spectateur quant à la teneur réelle de ce qu’il regarde, sans appuyer frénétiquement du plat de la main sur le bouton « explique moi-ça ». Or si le faux raccord temporel ou le défaut de continuité mineur sont des armes bien connues pour instaurer le doute, ou instiller l’angoisse et l’étrangeté (ici on retrouve le procédé dans les séquences ouvertement oniriques), il est nettement plus rare de retrouver des faux raccords dans le découpage lui-même pour installer le spectateur dans l’idée ténue mais prégnante que ce qu’il voit est une construction bancale qu’il convient de questionner. Ces faux raccords volontaires se font jour dès le quatrième plan sur le bateau, et reviendront de façon apparemment fortuitement dans tout le métrage, à l’exception notable des séquences de prise de conscience (dont on ne dira rien dans ces lignes). Le procédé lorgne-t-il vers le Dario Argento de Suspiria, qui y met en place une topographie complètement incompréhensible pour accentuer la suggestion et l’onirisme ? De la part d’un connaisseur tel que Scorsese, c’est plus que plausible.

Il est au final un peu rageant de voir un tel morceau de mise en scène (c’est peu dire qu’elle est virtuose) mis au service d’une narration pas franchement plus intéressante que le tout-venant du thriller. Il faut se pencher sur le métrage au niveau organique pour en voir l’intérêt, disons, tératologique. En poussant un peu, on pourrait dire que Shutter Island est décadent, au sens civilisationnel du mot : un extrême raffinement des moyens y sert la grossièreté des effets. N’oublions pas néanmoins que les objets les plus malades, donc les plus intéressants, sortent de la décadence et des « fins de siècles ».

-2010

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