Le locataire – R. Polanski – 1976

Clérambault, Topor, Polanski : l’hypothèse Simone Choule

Le Locataire est adapté de Topor. C’est-à-dire méfiant envers le genre humain dans son ensemble, et maniant l’absurde, le grotesque et la cruauté ; le Locataire est de très loin le film le plus effrayant de Polanski à ce jour. A revoir pour se souvenir qu’il n’y a pas que les exils suisses et les adaptations de Dickens dans la carrière du monsieur, et qu’un cœur nettement plus noir se cache dans sa filmographie. Quant à l’homme…

« Distinguer l’homme de l’artiste ». Voilà une impasse rhétorique et morale dont on ne peut plus ignorer ni les finalités, ni la grossièreté. Car ces temps-ci, cette fallacie est utilisée comme une bombe sale, pour justifier un vieux monde qui n’en finit pas de vouloir continuer à oppresser comme si de rien n’était, au mépris de tou(te)s les concerné(e)s des affaires où on agite l’argument. Or distinguer l’homme de l’artiste, parmi tous les problèmes que ça pose, c’est notamment se couper définitivement de la possibilité de parler de l’artiste de façon significative. L’artiste à la scène est indissociable de sa persona à la ville : aurait-on l’idée de parler des peintures du Caravage sans évoquer aussi le meurtrier, ou d’évoquer Sade en se gardant d’aborder la Bastille et Charenton ? Un exposé sur Charles Manson qui n’en parlerait que comme d’un chanteur folk serait même carrément de mauvais goût. Un contresens critique et intellectuel. A ce titre, les soubresauts des Césars de 2020 autour de la figure de Roman Polanski, sont au mieux improductives dans leur tentative de camouflet, et consistent à réactiver une affaire d’agression, pour punir la franchise que la victime d’une autre affaire d’agression a eu l’outrecuidance d’avoir. Les intéressé(e)s, et notamment celui qui sert alors d’instrument à ce sinistre cirque, n’en sortent pas plus avancé(e)s, même si le geste de celle qui est effectivement sortie de la cérémonie de 2019 est appelé à résonner bien au-delà de « ce soir-là ». Toute autre considération mise de côté, on trouvera peu appétant un patriarcat qui engage tout et n’importe quoi dans son auto-croisade absurde, quitte à totémiser un cinéaste précisément pour l’affaire d’agression dont il prétend l’absoudre. Car ce soir-là, ce n’était le cinéaste qui était célébré et récompensé, c’était bel et l’agresseur sexuel présumé.

Il y aurait de toutes façons un gros manquement à passer sous silence le moment où Roman Polanski réalise et sort son adaptation du Locataire Chimérique de Roland Topor. C’est un moment très particulier dans l’histoire même de l’homme, et donc (nous y venons) de l’artiste : c’est, en effet, le dernier long avant l’affaire californienne qui agite encore aujourd’hui les consciences, et qui constitue un grand pivot dans la vie et la carrière du cinéaste. C’est aussi, tout à la fois, l’adaptation d’un féroce auteur avec qui il partage des origines polonaises lourdes de sens historique, le premier rôle important d’acteur qu’il s’assigne dans un de ses films depuis le décès de Sharon Tate, et le troisième volet de sa trilogie dite « des appartements » dont l’emphase sur l’intériorité et la subjectivité est le principal moteur. Polanski est au sommet de sa paradoxale notoriété à l’époque, qui lui vaut une certaine liberté artistique dans le système hollywoodien et lui assure, à ce moment en tous cas, un flux de projets et de commandes confortable. On est encore dans la période du « Nouvel Hollywood » et la relative détente dont jouit le réalisateur lui permet de développer des obsessions très personnelles dans le contexte des studios (ici Paramount) : il choisit comme projet d’adapter le très étrange roman d’un auteur déjà considéré lui-même comme parfaitement iconoclaste en Europe, sur des thématiques que les Etats-Unis prendraient comme carrément sulfureuses. Signe d’un quotidien aussi déréalisé que celui de son personnage, entre exaltations à la limite de la crise d’impunité, et coups du sort aussi arbitraires que dévastateurs ?

Virtuosité et psyché troublée, c’est à la scène comme à la ville ce qui caractérise la vie de Polanski grosso modo jusqu’au milieu des années 80, après que les déboires qui l’ont chassé des Etats-Unis l’eurent poussé dans une paradoxale respectabilité bon teint en Europe. Là, ses statuts combinés de cinéaste « installé » et d’éxilé pour « moeurs » lui confèrent un certain confort social et médiatique qui se ressent bientôt sur son cinéma. Les fragrances qui s’élèvent de ses efforts des années 60 et 70 sont autrement plus musquées que celles, au hasard, d’un Lunes de Fiel. C’est au sein de cette période que prend place une trilogie officieuse, aux attaches assez lâches, où le lieu de vie(s) d’un personnage catalyse la folie qui le guette ou l’a déjà conquis. Ce sont dans l’ordre chronologique Répulsion, Rosemary’s Baby et ce Locataire des plus inquiétants. S’il s’agit à chaque fois d’adaptations, force est de constater la constance des obsessions qui en transpirent : environnement oppressant, délire de persécution, montée d’une personnalité seconde (en terme de tradition psychiatrique, on pense beaucoup au Clérambault de la poussée automatique et du facteur S), étrangeté de plus en plus envahissante et destructrice, vers une désintégration complète, psychique et/ou physique. On pense souvent à la possession.

Il serait improductif de dresser un portrait du Locataire sans spoiler l’intrigue, car la narration, très explosée, se base sur la répétition d’un évènement au début et à la fin du récit. Petit employé effacé, Trelkovski (Polanski lui-même) obtient un minuscule appartement après le suicide de sa locataire précédente, une certaine Simone Choule qui a joyeusement traversé la verrière en contrebas de sa croisée. Lorsqu’il visite la moribonde à l’hôpital, celle-ci ne lui lance qu’un long hurlement de terreur. De là, sa vie s’organise dans le microcosme de la résidence, où les mesquineries absurdes succèdent aux absurdités mesquines : pétitions pour l’expulsion d’une voisine, concierge inquisitrice, propriétaire très à cheval sur une moralité pourtant fluctuante, voisins à l’oreille aussi perçante que leur intransigeance est grande… Peu à peu, l’étrangeté le submerge et il assume de plus en plus l’identité de Choule, via la découverte d’effets personnels, de courrier, d’un admirateur secret qu’il devra consoler lui-même, et bientôt d’une dent enchâssée dans un mur. Sa relation naissante avec Stella (amie de Simone rencontrée à son chevet) n’arrange rien à un sentiment de persécution de plus en plus prégnant encore accentué par les habitudes bizarres de la maisonnée. Il finit par se travestir pour suivre le même chemin que celle qui l’a précédé : la verrière, puis le lit d’hôpital où il hurlera longuement devant Stella, venue lui rendre visite accompagnée d’un autre lui-même. Générique.

Que Polanski se réserve le rôle de Trelkovski en dit déjà pas mal sur sa démarche : après son début de vie mouvementé, puis un succès qu’il a payé extrêmement cher (le meurtre de son épouse, considéré comme plus ou moins consécutif à Rosemary’s Baby, lors d’un cirque médiatique d’une violence aussi incroyable qu’injustifiée par les circonstances mêmes du drame), le voilà amené à mettre tous ses outils de subjectivité à l’épreuve, ceux-là mêmes fourbis sur ses deux précédents huis clos psychopathologiques. Autrement dit, que Polanski s’identifie directement à une figure pathétique tirée de Kafka sans même le filtre d’un interprète entre lui et le personnage, rend assez évidente la part cathartique de son implication dans le projet. Néanmoins on arrêtera ici la psychologie de bazar souvent affectionnée dans l’exercice tant le cinéaste donne constamment les preuves d’une maîtrise que ne parasite pas le nombrilisme de l’exercice d’autoanalyse, car celle-ci est peut-être cathartique dans le sens contraire, celui qui consisterait à embrasser sa propre monstruosité.

Pour appuyer cette analyse, on se penchera sur l’usage fait de la caméra, d’abord très factuelle et extérieure puis de plus en plus lyrique pour accompagner le délire du protagoniste : recours à des focales courtes, des plongées/contre-plongées et à des perspectives forcées voire à des trompe-l’oeil, là où auparavant on a beaucoup de plans moyens volontairement anti-iconiques.

Exception essentielle, le plan d’ouverture (qui contient aussi le générique), premier de l’histoire du long métrage français tourné à l’aide d’une louma, et qui glisse sur les façades et fenêtres de la cour intérieure pour mieux présenter cette dernière comme le théâtre du drame. Un autre plan à la louma, renvoyant directement à celui-ci, nous montre l’ensemble des habitants regroupés à même les niveaux et toits de cette même cour transformée en salle de théâtre applaudissant le clou du spectacle constitué par la défenestration de Choule-Trelkovski. Le premier de ces deux plans jumeaux contient déjà la clé du délire de Trelkovski, puisque qu’avant même son arrivée sur les lieux c’est sous ses traits qu’on voit une évocation de Choule à sa fenêtre ; la caméra panote vers la verrière, revient à la vitre et nous voyons désormais Choule à la même place. Apparemment sans coupe (il y a en fait deux ou trois raccord presque invisibles dans la séquence), le point de vue balaie enfin les parois et fenêtres, et l’on verra encore Trelkovski à cette occasion. L’action démarre réellement à la fin du même plan avec l’arrivée effective de Trelkovski. Qui donc avons-nous vu à la fenêtre ? Assurément pas lui, ni même Simone Choule qui s’est de fait déjà jetée dans le vide au moins plusieurs jours auparavant. La thématique du doppelganger, qui servira pourtant de fil rouge au film, est d’emblée infirmée comme faisant partie de la folie d’un personnage pour lequel la mise en scène n’aura que peu de complaisance. Ainsi si le monde extérieur semble brimer le protagoniste, on nous montrera à plusieurs reprises, à l’aide de simples plans d’insert, que Trelkovski est victime d’hallucinations pures et simples en accolant sa vision d’une situation à celle du point de vue omniscient, lui interdisant de fait le statut de vecteur du spectateur, donc de sujet de l’histoire pour n’en faire qu’un objet du récit. Bref, le jouet de forces qu’il croit externes (la persécution, voire des instances occultes), et sont, en fait, directement issues de lui-même. Par exemple : les voisins, qui passent sous les yeux de Trelkovski des heures immobiles dans les toilettes de palier, semblent en stase à ces occasions, attendant explicitement (du point de vue du metteur en scène) à être investis d’une fonction dans sa construction délirante : il ne les voit à ce titre dans les toilettes qu’après les avoir rencontrés dans des circonstances plus quotidiennes, et fabrique ainsi son drame au fur et à mesure, tricotant sans patron préalable.

C’est pourquoi il convient mieux de parler de délire de persécution que de paranoïa, le délire de type paranoïde se caractérisant par une organisation logique qui fait défaut à Trelkovski et aux évènements tels qu’ils nous sont présentés, avec des prises d‘air que le script offre à une possible vision fantastique du récit . Si ledit récit démarque très nettement Kafka, c’est pour mieux en explorer les ramifications mentales et les lancer, littéralement, à la face du spectateur apparemment en vrac, ou du moins en bloc. Ainsi la mise en scène paraît faussement feutrée, mais s’avère en fait extrêmement agressive envers son héros et le spectateur d’un point de vue sensoriel : contrastes forts de luminosité entre les premiers et seconds plans, péripéties ramenant au corps avec absurdité (la dent dans le mur, le maquillage, la séance de pelotage devant un écran de cinéma qui nous montre Bruce Lee démastiquant plusieurs adversaires), emphase des dialogues (ceux de Bernard Fresson ou Romain Bouteille).

Il faut cependant rendre à César ce que Brutus met, certes avec brio, en valeur avec sa maestria propre. Le film en l’état est très marqué par Polanski et ses préoccupations, en effet, mais son cœur réel, son centre de gravité, et son aspect très français, c’est de la personnalité de son auteur « originel » qu’il vient, Roland Topor. Attention, pas le Topor blanchi, revu et lénifié post-mortem par son très influent ancien ami capable de sommets de subversions tels que Musée Haut Musée Bas. Non, le Topor horrible et méchant des années 60 et 70 où point déjà l’auteur complètement autre de Marquis (H. Xonneux, 1989) ou d’un Dom Juan dont le rôle-titre est (ah tiens !) hermaphrodite. LE Topor de publications comme la Vérité sur Max Lampin, horrible fascicule qui culbute la bienséance avec des olisbos surdimensionnés (et de préférence cloutés). Bref, tout sauf Palace.

L’influence du malhomme se retrouve à l’évidence dans la direction artistique (une poignée d’affiches à la fois amusantes et vaguement inquiétantes, comme ces publicités pour la peinture Lure, le décor final, l’agencement de l’appartement, les petites ailes faustienne d’un pardessus…) et certaines options de casting, avec des Rufus, des Claude Pieplu, ou encore un Romain Bouteille qui amène dans ses bagages ses protégés du Splendid de l’époque (qui bouffent encore de la vache enragée, puisque pas encore auréolés du succès de leur Bronzés… Trois ans plus tard, les mêmes n’auraient peut-être pas joué dans un aussi petit projet. Ils ont d’ailleurs laissé tombé Romain Bouteille, qui leur met ici le pied à l’étrier, dès leurs premiers gros succès publics, comme l’avait fait Coluche quelques années avant eux (et Bouteille ne s’en est jamais vraiment relevé). On voit bien ce que ça dit du passage des années 70 aux années 80 : l’utilisation cynique des moyens et idéaux communautaires d’une décennie pour accéder à l’ego-trip et à l’accaparement qui caractérise la seconde. Ou quand la réalité confirme la misanthropie de la fiction.) pour jouer une belle galerie de lie de l’humanité (la lie de l’humanité, ici, c’est la quasi-totalité de l’humanité). Un monde qui devient, littéralement sous nos yeux, cette horreur désenchantée paradoxalement amenée à se peupler de Lotophages. La cruauté du final porte aussi la marque de son auteur, quand Trelkovski se jette à travers la verrière et rampe jusqu’à son appartement pour se défenestrer à nouveau. Tout le motif de la momie également, et l’analogie avec Choule couverte de bandages. Et plus généralement cet iconoclasme où se mélangent mépris des atavismes et de la maréchaussée, goût pour la scatologie et le scabreux, méchanceté gratuite (la tournée générale « sauf pour ce gars-là ») et ambiguïté sexuelle maladive. C’est ce qui fait, aussi, une bonne part du prix de ce film, à la fois horreur viscérale de l’esprit d’un cinéaste encore capable d’inouï, et faisant partie de la parenthèse enchantée d’une certaine culture française des années 70, celle des Yanne, Boisset, Jessua, et parmi eux Topor, dont on n’a pas revu la liberté depuis trop d’années d’endogamie forcenée, tant au niveau des têtes que des formes.

Mais on aurait tort de s’en tenir à la valeur faciale du récit. A un moment, Trelkovsky a été renversé par la voiture d’un couple inconnu. En pleine crise d’hystérie, il croit y voir son propriétaire tentant de le tuer, et doit être sédaté. Le couple le ramène chez lui, inconscient, en voiture. Cependant il a été préalablement établi (lors d’une séquence absurde au commissariat) que sa nouvelle adresse ne figure pas sur ses papiers. Comment alors ces parfaits inconnus savent-ils où le déposer ?

Eh bien, il est très probable que Trelkovsky n’existe tout simplement pas. Le livre, d’ailleurs, désigne explicitement le locataire comme « chimérique ». On se trouverait dans l’un des premiers « films-cerveaux » et le narrateur n’est pas le possédé (thématique omniprésente), mais bien le possesseur – l’inconfort dans l’église, lors de l’oraison funèbre, en atteste peut-être. Le point de rencontre entre Topor et Polanski est peut-être celui-ci : dans leur commune considération que le protagoniste n’est qu’une voix dans la tête de l’Arlésienne Simone Choule, alors que celle-ci rumine du fond de son lit de douleur une vie où elle vit enfin ses fantasmes : son intérêt pour l’Egypte antique, sa passion triste de la persécution de ses voisins, et surtout son attirance pour Stella (une réplique de l’intéressée évoque qu’elle soupçonne les sentiments de Choule à son égard).

A l’instar de Bill Pullman devenant Balthazar Getty dans un autre récit fameux de narrateur non fiable, on ne suivrait dans le Locataire que ce fantasme d’une autre personne que Choule chercherait à être dans sa tête. Après tout, si Trelkovsky trouve une dent dans le mur, c’est bien qu’il habite très littéralement dans une tête, non ? La lecture d’une personnalité seconde, chère à Clérambault, qui pousse, qui cherche à vivre une vie autonome mais en est constamment empêchée, ré-assimilée par Choule. Et qui, finalement, se retourne contre son hôte dans un geste destructeur, mais surtout duel : deux défenestrations consécutives tout de même, le moins qu’on puisse dire c’est que le geste est délibéré. Cette révolte du parasite sur son hôte, ne pouvant déboucher que sur la folie, un cri édenté, inarticulé, sans retour. La caméra, et avec elle Trelkovsky et peut-être le spectateur, repart finalement dans le néant existentiel d’une bouche qui hurle. Nous sommes le monstre.

-2010 – révisions vers 2020

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