MANIAC (2013)

Capillotracté

Frank Zito résout à la dure son Oedipe en traquant des femmes pour les tuer et agrafer leurs scalps sur des mannequins de vitrines qu’il conserve chez lui. Un jour, il tombe amoureux et sa situation se complique.

Dans notre contexte de post-ante-post-postmoderniste (au moins!), où les factions se créent autour de souvenirs et d’imageries issues d’un quelconque passé donné pour nécessairement glorieux, la démarche de Maniac interroge une fois de plus l’idée du souvenir, du statut, et de la place des qualités intrinsèques des œuvres à l’aune de ces deux élément.

A New York, Time Square et la 42ème rue ont été définitivement ripolinées par l’administration Giuliani et le post 9/11. Adieu au quartier malfamé des 70’s et 80’s, cloaque sombre et dangereux, réceptacle de toutes sortes de miséreux agressifs. Adieu par la même occasion aux salles interlopes de cinoche d’exploitation, gore ou x, et au vivier de films tarés et incarnés qui y fleurissaient. De cette époque, ne reste peu ou prou qu’un Henenlotter esseulé mais toujours vert (voir son clip pour R.A. the Rugged Man). Muro a pété les plombs, Lustig vaguement périclité (mais édite désormais de bien beaux dvd)… Conséquence logique de cette perte (car comme l’a dit l’autre, « plus tu t’éloignes et plus ton ombre s’agrandit »), quelques uns se réclament de cet esprit hardcore et psychotronique « de la 42ème », comme d’autres s’emparèrent il y a peu du label « grindhouse » jusqu’à le mutiler au point de le rendre stérile. Le mythe de l’Age d’Or se porte toujours beau, dans le domaine de la déviance pelliculée comme ailleurs : interdiction dorénavant de toucher aux reliques filmiques du temple, désormais ointes de l’huile qui fait d’elles des chefs-d’œuvre méconnus du cinématographe à ranger entre Tarkovski et Carpenter. Ce qui apparaît tout de même comme une légère exagération. Dans le cas de Maniac, et de ce remake qui nous arrive des efforts du consortium Aja/Levasseur, on peut à ce titre pointer quelques faits tout cons.

Le statut du Maniac de 1980 est indiscutable, tant en termes de mythe (sa réputation parmi ceux qui ne l’ont pas vu est comparable à celle de Texas Chainsaw Massacre) que d’empreinte effective (le film frappe l’imaginaire de façon indélébile). Son ambiance craspec et sans espoir, sa photo granuleuse, ses crises meurtrières brutales et nauséeuses, sa noirceur et son lyrisme. Et bien entendu Joe Spinell, le cœur et l’âme de l’histoire de Frank Zito (l’idée originale de Maniac est de lui), dont il domine l’ensemble de sa terrifiante carrure, sous des yeux d’une tristesse infinie. Maniac est néanmoins considéré à tort comme seulement le sommet du shocker movie, ce qu’il n’est qu’en partie. Œuvre intrinsèquement sensitive, appuyée par la mise en scène faussement simpliste de Lustig (cf le double meurtre sous le pont), Maniac ne s’envisage presque que par la menace physique et la vulnérabilité qu’y met Spinell. L’écriture, elle, est beaucoup plus problématique, notamment au niveau de l’enchainement et de la justification des péripéties entre Zito et Anna, laborieux, abrupts et globalement incrédibles. On peut aussi, certes selon ses goûts, questionner la manière très dirigiste et démonstrative dont les traumas de Zito y sont évoqués : tantôt avec subtilité (les cicatrices et le petit mannequin), tantôt un peu lourdingues (l’apparition « Carrie au bal du Diable » dans le cimetière), ces évocations ne font que se superposer aux soliloques de Frank, autrement troublants et consistants.

C’est sur cette ligne que l’existence du Maniac de Khalfoun se justifie et le distingue in extremis de la vague monstrueuse de remakes opportunistes, paresseux et contreproductifs (c’est-à-dire : à la mode) qui fleurissent depuis un bon lustre. Le fait est que parmi les très rares remakes à avoir un intérêt dans ladite vague, Hills have Eyes et Piranha 3D figurent en bonne place, pour une raison étrangère au tout-venant de l’exercice : les zigues se lèvent le cul pour pousser la logique des originaux et leur faire cracher leur potentiel, en en améliorant les aspects qui en ont besoin tout en ayant compris leur essence. La cinéphilie qui sous-tend la démarche, pour être par définition relativement vaine (car consistant en une construction intellectuelle sur une base strictement virtuelle), n’en est pas moins d’une sincérité indéniable, et souvent intelligemment cornaquée car sans atermoiements sur ses aspects graphiques. C’est ainsi que beaucoup des partis-pris du présent film séduisent par leur pertinence, tant technique que thématique.

En particulier, l’écriture séquentielle est bien plus équilibrée et ramassée, et gagne énormément en cohérence narrative : l’arrivée moins tardive d’Anna dans le récit permet de mieux graduer la relation qu’elle instaure avec Zito, mais surtout d’accélérer mécaniquement l’enchainement arc narratif / tueries par un rythme proche du montage en parallèle. De fait, d’un point de vue thématique, le film en sort fluidifié et plus crédible dans son déroulement. Il est notamment très intéressant, alors que dans l’original Zito était présenté comme éjaculateur précoce et affublé d’une mère prostituée qui le battait, de suggérer ici plutôt une impuissance, due à la « simple » négligence d’une génitrice junkie et nymphomane. Le ressentiment de Zito, et la forme qu’il prend, s’en trouvent crédibilisés et gagnent en force : son trouble résulte alors d’avoir été posé  littéralement en eunuque face à sa propre vie.

L’idée de la caméra subjective est plus discutable, en cela qu’elle révèle in fine l’artificialité du projet. En effet, le procédé permet de rendre très (trop?) clairement le délire dissociatif de Zito par divers artifices, comme des points de montage a priori incongrus, ou l’entretoisement dans le « réel » de phases à la troisième personne (souvenirs, moments de climax lors des meurtres), voire d’instants proprement hallucinatoires comme le moment de transitivisme dans le resto ou les passages du vivant au mannequin et inversement. Cependant, ce processus concluant en première lecture revient à forcer l’empathie avec Zito : sommé de compatir au plus vite avec le protagoniste, le spectateur rechigne naturellement à le faire pour finalement avoir une lecture globalement distanciée de l’action, ne sortant jamais du postulat hypothétique posé au départ (« alors on dirait que c’était toi Frank Zito »). C’est alors l’ensemble de la démarche qui apparaît comme artificielle puisqu’au lieu de poser un pacte de communication avec le spectateur (la suspension d’incrédulité n’existe que consentie), le film cherche à abuser celui-ci en misant sur des réponses-réflexes. Sans compter que les signes d’intelligence (dans les deux sens du mot) jetés régulièrement à la face de la caméra réduisent de façon drastique l’impact émotionnel et sensitif du métrage – voir par exemple le Good Bye Horses de Q Lazzarus, coup de coude référentiel pataud et méprisant (certes, le traitement de Buffalo Bill dans le film de Demme doit entre autres beaucoup à Frank Zito), en plus de rappeler autant Clerks 2 que Silence of the Lambs… Et la salle de ricaner. Les citations, trop pince-sans-rire, et la DA, surlignant inutilement l’action (putain, l’expo dans la galerie) se retrouvent de fait à avoir l’air de singer platement une idée des années 80 que se feraient les instigateurs du projet : là un reflet dans une carrosserie qui reprend l’affiche de l’original, ici une description du physique de Spinell, et encore là l’appareil photo troooop vintage de la hipster insupportable qu’est devenue Anna. Jusqu’au contremploi d’Elijah Wood, mis en avant avec trop de jubilation pour apparaître, au final, bien honnête : pourtant, il faut reconnaître qu’outre le fait qu’il a des burnes en marbre (passer derrière Joe Spinell sur un rôle aussi compliqué, l’angoisse), l’interprétation de Wood est sans doute la grande réussite du film. S’il ne parvient jamais à faire oublier la constante menace qui émanait de son prédécesseur (on parle de Spinell quand même), Wood parvient, mais toujours dans les séquences anodines comme le coup de fil de la fin, à être réellement glaçant. Paradoxe pour un schocker movie : les meurtres eux-mêmes, pourtant efficacement emballés et servis par des trucages saisissants, ne font que tomber dans une veine parodique de Grand-Guignol, tant par leur élaboration alambiquée que par leur démonstrativité. Pourquoi diable, alors qu’on crie sur les toits sa volonté d’émuler une ambiance malsaine et oppressante, rendre ludiques les actes de violence sensés la propulser ? Le premier meurtre, ainsi, est carrément grotesque, avec une mutilation qui aurait plutôt eu sa place dans Piranha 3D. Un seul meurtre provoque finalement un semblant de trouble, et sans surprise il s’agit du plus crédible, celui du parking, parce qu’il est SIMPLE et qu’il n’est pas parasité par le sourire en coin de l’équipe (cf la bande son sur l’étranglement de l’adorable rousse). De fait, voilà le gros écueil sur lequel s’est jeté le film de Khalfoun : son manque d’incarnation, d’où découle son absence de malaise. Quand on voit ce que Friedkin, définitivement revenu d’entre les morts, parvient à faire la même année avec une simple cuisse de poulet frit, on déchante.

Le soucis est d’ordre socio-culturel, et il est hélas structurel : les parties en présence n’ont aucun ancrage dans ce monde réel et déplaisant des très petites gens qu’ils prétendent autopsier ici. Aja (fiston d’Arcady), Langmann (rejeton de Berri), et Levasseur dans une moindre mesure (disons que son choix d’ami d’enfance a été judicieux), mènent depuis plus longtemps qu’ils ne s’en souviennent des vies qu’on qualifiera de protégées en raison de facteurs socio-économiques disons très favorables. Si leur sincérité est patente, si leurs désirs de cinéma ont une réelle noblesse voire un courage qu’il convient de saluer, leur culture du vrai monde des vraies gens est pour le moins discutable. Si les films précédents du duo Aja/Levasseur se sont avérés concluants, c’est précisément parce qu’ils restaient dans leur champ d’expertise thématique : cinéphilie, désir d’une Amérique cinématographique fantasmée dans les 80’s et 90’s, champs référentiels exigeants, refus du chemin thématique recommandé par le milieu germanopratin. Sauf que Maniac, c’est une autre bière que des délires d’ados sur des VHS de Dante et Craven (ce n’est pas péjoratif, j’ai le même type de délires d’ado et je vous emmerde). Le fait que les zigues aient excellé dans des projets qui tenaient de l’abstrait (films construits comme des rides, plantés sur des fondations purement cinéphiliques), s’il les limite, ne les rend pas illégitimes dans leur taf. Il y a simplement des objets qui se prêtent à ce genre d’abstractions « légères », et d’autres qui se rebiffent.

Encore une fois, ce n’est pas tant se frotter à Lustig qui était périlleux, mais s’attaquer à Spinell, qui exsudait l’incarnation par tous les pores : voilà qui requiert un sens du « réel » qui ne s’improvise pas, même dans une logique postmoderne. Au vu du nom du site de rencontres de ce Maniac 2012 (Cupid’s Rejects), les mecs connaissent Rob Zombie, mais ne l’ont pas nécessairement compris en termes de contenu – on reverra les making of de ses films pour se souvenir que ce genre de thématiques ne s’investit pas à la légère, et que la street culture ne suffit pas à faire une streed crèd. Autrement dit, quand les gosses de riches se piquent de réalité sociale, la bouffonnerie est souvent au coin de la rue. Ce trait se retrouve dans la caractérisation même des personnages, en particulier Anna qui devient une hipsteuse à baffer, sortie d’études de beaux arts, fréquentant un microcosme de pubs ambulantes pour le retour de Robespierre, et friendzonnant tout ce qui se trouve à portée de battements de cils. A ce propos, l’adjonction du méchant petit ami est parfaitement vaine, uniquement là pour forcer un peu pus l’empathie avec Frank, dont le soliloque permanent finit lui-même par rembrunir. Quoi qu’il en soit, cette caractérisation est symptomatique de l’imaginaire typologique des rapports humains qu’ont nos petits amis aux manettes : au-delà du Périph’, il y a L.A., mais entre les deux, on sait pas trop ce qu’il y a (remember Maïwen dans Haute Tension?). Il n’est pas question de fustiger d’hypothétiques légions de nantis – leur présence et leurs travaux sont légitimes dans l’industrie qui nous intéresse. Il ya des contextes, toutefois, où il est inutile de se balader en Berlutti… Ou en Reebok vintage en édition limitée. Passque là, on serait presque pas surpris de voir débarquer les BB Brune pour un caméo.

Peut-être qu’avec effectivement Aja et/ou Levasseur derrière la caméra, le résultat eut été différent : la foi incroyable qu’ils ont dans leurs sujets et surtout dans le medium cinéma sublime leurs efforts, même dans les élans de puérilité qui les traversent. La grosse erreur, c’était sans doute de cumuler un film à l’identité trop sérieuse pour eux, et de mettre à ses commandes le réa de P2, clairement trop propret et pas assez ambitieux pour la tâche. Sous la houlette de Aja/Levasseur (comme cela était d’ailleurs prévu à la base, le film devant être le premier long de Levasseur, et celui-ci étant hostile au tout-caméra subjective), on aurait peut-être eu un film un peu plus crasseux, un peu plus malsain, ou alors carrément plus ludique. En tous cas on aurait eu sous les yeux un objet doté de plus d’aspérités zarbi, ou d’un commentaire plus féroce.  Si ici, tout semble prétexte (à commencer par les deux-trois plans de psychotiques clochardisés au début, reflets de la réalité sociale de Downtown L.A.), c’est sans doute à cause d’un modèle de prod qui ne permet pas au film d’être plus que la somme de ses parties, parties qui ne comprennent pas, au sens fort, l’essence profonde de ce qu’elles cherchent à émuler (voir par exemple la photographie, d’une propreté désolante malgré l’inflation d’effets de lentilles…).

On peut toujours prendre cette itération de Maniac comme un addendum à l’original, une variation sur le thème, un peu sur le mode médiéval où un même texte se voyait attribuer des variantes locales ou temporelles, voire des versions au tons radicalement différents les une des autres. En soi, le film ne manque pas de qualités, mais alors pourquoi ne pas avoir bu la coupe jusqu’à la lie et fait un film original, plus affranchi de l’ombre géante de Joe Spinell ? Cet hommage, trop servile dans la lettre et trop éloigné dans le propos, laisse en l’état une impression de gâchis qui minimise sa valeur réelle.

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