MONSTERS – G. Edwards

Où les monstres ne sont pas tous ceux qu’on croit, ni même les seuls à regarder avec émerveillement.

Synopsis : Suite à une bourde de la NASA des germes de vie extraterrestre se sont développés dans la jungle mexicaine. Six ans plus tard, le Mexique et le Costa-Rica sont devenus des zones de guerre désertées par les populations locales, mises en quarantaine et peuplées de créatures monstrueuses. Un photographe est à son corps défendant chargé d’escorter une la fille de son patron vers les Etats Unis. Ne pouvant rentrer que par voie terrestre, ils traversent la zone de quarantaine.

Ayant bénéficié d’un buzz de taré autour de son budget anémique, il y a fort à parier que Monsters désarçonne son public justement à cause de celui-ci, et même pâtisse de cet état de fait. Tourné pour peau d’balle (les 15 000 dollars annoncés sont sans doute une fourchette basse, mais on est dans du pas bien lourd quand même) avec des résultats sans mesure avec l’investissement de base, Monsters fait jaser nombre de professionnels de la profession au son des deux mêmes mots : District et Nine. Certains citent même Cloverfield, c’est dire si Monsters doit s’extirper d’un malentendu pesant – généré en partie par sa propre promo.

Il faut d’entrée poser comme préalable que si l’on va voir Monsters avec ces deux précédents en tête, on sera sans doute déçu (pas d’un point de vue qualitatif mais de celui du « contrat narratif », pour causer avec prétention) car Monsters constitue l’antithèse des deux exemples suscités, quoique pas dans les mêmes domaines. Avec les deux films il entretient comme points communs le vérisme, l’intelligence des moyens, l’intégration « moléculaire » de l’élément fantastique à la trame narrative et plastique, ainsi qu’un filmage lorgnant vers l’esthétique documentaire (décadrages, caméra à l’épaule, jump cuts). Cependant l’humilité à tous les niveaux de Monsters le situe aux antipodes de la grosse machine à millions et à buzz qu’est Cloverfield, sa sincérité dans les sentiments des personnages aussi, tant l’amourette adolescente du film de J.J.Abrahams prête au mieux à sourire. C’est son humanité qui le place à cent lieues de District 9, exercice très brillant et bien fun, mais souffrant de la caractérisation hasardeuse de son foutriquet de perso principal et d’un militantisme trop peu dégrossi et subtil, bien que louable dans son objet naïf (« le racisme c’est pas bien », OK, tant qu’on veut, mazel fuckin’ tov mec).

Ce qui intrigue ainsi en premier dans Monsters, c’est la rareté des monstres dont il est question dans le titre, surtout en regard, par exemple, des chiées de fooking prrraunz qui courent partout dans le métrage de Blomkamp. Comme ce dernier, Gareth Edwards est habitué à tirer le maximum sur des projets audiovisuels faits avec de la salive et du scotch (il a surtout travaillé sur les parties de reconstitution qu’on voit parfois dans les docus historiques télé, de celles où deux pelés et trois tondus sapés avec des chutes de marché aux tissus tentent vaillamment de refaire la bataille de Samothrace dans un square du XIVème), au point de s’être fait un petit nom dans le milieu grâce à un savoir-faire qui rend nettement moins douloureux à voir les produits où il est passé. Il applique ici ses expertises d’infographie et d’intégration numérique pour donner dans autre chose que de la foule synthétique et faire plus difficile, dans la mesure où il est plus simple de faire illusion en termes de compositing avec 5000 petits éléments à l’écran qu’avec un ou deux gros (bien entendu, les foules numériques posent d’autres problèmes, mais fi). Le propos d’Edwards est volontairement anticlimatique, le spectaculaire passant après la construction d’un monde cohérent, et ça passe, dans le traitement même des gloumoutes, par un design simple et concret, exotique (des crabes-poulpes géants, c’est exotique, en tous cas on en voit peu Porte de Champerret) mais éthologiquement correct, c’est-à-dire que les monstres sont crédibles et que même si leur mode de vie ou leur fonctionnement biologique sont partiellement mystérieux (les pseudopodes luminescents), ils ne sont pas fantaisistes, et du coup leur assise dans l’univers dépeint est incontestable. En terme de traitement de la menace biologique sous un angle réaliste, on pense quelques fois aux dragons de Reign of Fire, qui avait d’ailleurs lui aussi, en son temps, déçu de prime abord quant à la rareté de ses clous du spectacle. Dans ce cas comme dans celui qui nous intéresse, le récit se fait à hauteur d’homme en termes de relations, d’action, mais surtout du point de vue métaphysique, dans la perception subjective d’une situation donnée : on passe beaucoup plus dans nos vies par un système de représentations, d’écrans et d’intermédiaires divers, que par la confrontation « réelle », concrète, avec l’évènement lui-même. Logique ainsi qu’on ne soit pas dans un nanar post-Starship Troopers où les deux mêmes persos, par la simple grâce du fait que la caméra est braquée sur eux, se retrouvent une heure et demi à patauger jusqu’aux genoux dans des floppées de streums à tous leurs stades de développement, pour se retrouver devant la reine pondeuse/le patient zéro/ le vaisseau-mère, à la fin, comme par magie. La menace – la menace biologique s’entend – de Monsters, le plus souvent cantonnée au hors champ, est également plus étalée, moins circonscrite, rendue omniprésente de fait (si on veut bien nous passer cette tautologie de première année d’analyse filmique) dans la mesure où tout par ailleurs la valide comme indiscutable (représentations naïves sur les murs, panneaux de mise en garde, reportages etc.).

De plus, le traitement de ce bétail lovecraftien tend très vite à le présenter pour ce qu’il est, à savoir des grosses bêtes certes dangereuses en soi mais de simples animaux sauvages néanmoins. Les tentatives des gouvernements en place, notamment celui des Etats Unis pour contenir et enrayer la menace, en revanche, font l’objet d’un constat plus critique. Précisément parce qu’il est présenté de la même manière, c’est-à-dire comme la mule de Gargantua (qui en cherchant à chasser les mouches avec sa queue rase une région entière de forêts, créant ainsi la Beauce telle qu’on la connaît, plane et glabre). Or ce qui est compréhensible venant d’animaux fussent-ils extraterrestres et en rut, revient à de la barbarie de la part d’êtres humains, qui plus est organisés en nation, qui plus est se considérant comme le phare de la civilisation occidentale… La pacification de la zone par la (bientôt plus) première puissance mondiale est il est vrai pas plus subtile dans cette situation que dans bien d’autres que l’on pourrait hélas recenser dans l’histoire politique récente : murailles de 50 mètres, tapis de bombes trois fois par par jours après les repas, reprendre la posologie si les symptômes persistent. Ou les civils après tout pour ce qu’on s’en cogne, eh, on est là pour casser de l’illegal alien – comme en atteste le prologue/épilogue. Malgré son cortège d’officiels corruptibles, le Mexique semble mieux loti humainement, avec des passeurs et hommes de terrain qui ont une meilleure compréhension du phénomène.

Mais ce phénomène n’est même pas le cœur du film, qui n’est qu’à la lettre un récit de SF. C’est avant tout un road movie, à travers un milieu inhospitalier (dans ce cas, la zone de quarantaine qui couvre le nord du Mexique et le sud des Etats Unis pour cause d’infestation par des bestiaux d’origine extraterrestre), ou deux personnages un peu forcés de se côtoyer voient naître un véritable lien. Ce que beaucoup de nos beaux critiques trouvent formidable lorsqu’on le leur sert dans un film dit généraliste ou réaliste (ou même, ah-ah, d’auteur tant qu’on en est aux termes improprement usités), avec contexte idéologique clé-en-main identifié dès l’affiche et marchant soigneusement dans les clous, ils l’ont trouvé caricatural et cul-cul dans un métrage dont ils n’attendaient à la base que du gunfight et du gore, avec à la rigueur une bonne histoire à écrire à base de chiffres et de budget. Parce que bon, le genre, ça ne se conçoit que si c’est con n’est-ce pas? Et pourtant.

Et pourtant, les personnages de Monsters sont parmi les plus joliment écris – et joués – de cette année. Bien entendu, ils partent d’archétypes dont ils ne s’affranchissent au mieux qu’à moitié. En somme, ce sont des persos de film, par essence archétypaux de toutes façons. Cependant, la subtilité de leur traitement en tant que personnages est ce qui fait tout le prix du film de Edwards. Andrew, le photographe, fait parfois des conneries mais n’est pas un connard. Samantha, fille bien née qui se la jouerait bien runaway bride, n’est ni velléitaire ni une Lady Di aux petits pieds qui se sentirait pousser une conscience sociale en voyant deux gamins de favelas avec des yeux émouvants. Le lien qui naît entre eux, par le truchement de leur promiscuité et de leur cheminement, géographique et intellectuel, se fait l’echo interne d’émotions externes successives, peur, soulagement, frustration, et l’émerveillement face au monde et au vivant (la forêt, les bêtes extraterrestres une fois envisagées comme animaux et non comme envahisseurs) qui chapeaute le tout et balaie toute tentation de cynisme, moral pour Andrew et socio-économique pour Samantha : la très belle séquence des oeufs luminescents, la muraille vue du sommet d’un temple, le tout culminant dans la station service ou à la peur d’un danger immédiat succède la fascination. De là, le cheminement est naturellement posé comme humain et spirituel, par la grâce d’un film produit avec l’intimité que réclamait le propos. Avec une équipe réduite à cinq personnes, une durée de tournage qui permettait de tourner en quasi continuité et d’improviser de manière extensive, les acteurs ont pu (ça se voit) avoir l’air nécessaire pour investir leurs rôles, les habiter et faire des émotions plus pures sans être pour autant brutes. La sincérité de l’ensemble est indéniable et est doublée d’une intelligence dans la facture qui rappelle que l’art consiste, par définition, à susciter de l’émotion, c’est-à-dire d’aller plus loin que le simple émoi.

Monsters est un film d’ambiances, extrêmement bien construit, qui réclame qu’on l’accueille et qu’on se laisse porter par lui pour apprécier son aspect contemplatif, ses envolées d’épouvante et sa grande mélancolie. C’est une vraie expérience émotionnelle, non pas malgré mais avec ses monstres proclamés, qui embrasse l’ensemble de ses aspects avec un naturel désarmant. Ce qui en fait la plus belle surprise de l’année, pas moins. Ou alors vous pouvez vous taper n’importe quelle autre sortie chaudement recommandée dans nos émissions culturelles ordinaires pour ses qualités de vrai cinéma de qualité, vous y serez à l’abri de tout effarement intempestif.

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