Sucker Punch

Alors voilà le problème du jour, sortez vos copies doubles.

Soit l’attitude, très française (au sens culturel), du faux détachement, de l’affectation du blasé, et du mépris ostensible à titre préventif. Celui qui consiste à feindre croire que le sarcasme est un substitut de l’intelligence, et l’ignorance claironnée d’un sujet la meilleure manière de se prévaloir d’un ridicule. Voici des temps où l’on toise bien plus volontiers les enthousiasmes que les défectionnismes, et où dans le doute, mieux vaut être le premier à montrer du doigt en ricanant, de peur d’être pris en flagrant délit d’appréciation d’un truc qu’il faudrait pas. Fausse astuce, mais vrai cynisme, cette attitude allie les très riches heures du « Risque Zéro » et les pires avanies de la normativité la plus crasseuse. Le critique qui pine rien à ce qu’il voit/lit/observe et prétend traiter, et qui en tire fierté dans ses petits cercles, est bien sûr la face la plus spectaculaire de ce réjouissant comportement social. Parce qu’ensemble tout devient possible, n’est-ce pas.

Soit maintenant Zack Snyder. C’est-à-dire un inverse strict de cette tendance bien-mise des planqués socio-culturels, et en conséquence une cible quasi-systématique de moqueries ou d’attaques a priori, là où des plus mauvais que lui, voire de parfaits cuistres, passent eux sous les vivats pour peu qu’ils livrent des produits en conformité avec l’époque du whatever, man triomphant. Car à maintenant cinq longs métrages, on peut esquisser un portrait à peu près pertinent des caractéristiques artistiques du bonhomme. Bonhomme qui montre dans ses travaux beaucoup de sincérité, de virtuosité, et un vrai respect pour ses sujets qui le pousse à chercher à les traiter le mieux possible et via l’angle le plus fécond du point de vue dramatique (voir ses projets pour déniaiser Superman à l’écran). Un type aussi qui s’entoure de talents assez phénoménaux pour servir de tremplin à ce propos mythologique et narratif, dans une optique finalement assez humble pour des projets menés par ailleurs avec des partis-pris très radicaux. Un type, enfin, fasciné par John Milius et partageant son goût pour les armes – mais dans l’optique, suspecte pour tant d’ethnocentristes européens, de la garantie d’une idée de la démocratie aux États-Unis (pour situer, le goût des flingues n’a jamais gêné personne de la part de Robert E Howard par exemple). Bref, un cinéaste avec des couilles en marbre, mais surtout profondément humain, et plus complexe qu’il n’y paraît. Tout ça se retrouve bien entendu dans l’aspect excessif à tous les niveaux de la filmo de Snyder : son aspect fétichiste (de l’image, des jolies femmes), sa grande sophistication visuelle, la finesse de certaines prises de position (les écarts d’adaptation de Watchmen) et la grossièreté de certains de ses effets (l’inflation de ralentis et plans d’inserts gorasses), ainsi que la gloire esthétique de la violence. Pas là pour faire dans le social, Zack, ni dans le subtil. Sauf que non, même pas. Car les principaux défauts de Snyder ne viennent pas d’une bêtise ou d’une beauferie intrinsèque – c’est tout sauf un crétin – mais plutôt de tentatives mal canalisées de marcher dans les clous et de donner des signes de bonne volonté envers le public ou l’industrie. Naturellement porté vers un certain hermétisme, ou une trop déroutante célérité, il croit ainsi utile de surligner régulièrement ses propos, via des chansons sur-mixées et sur-signifiantes foutues au pilon sur de pauvres séquences innocentes (la séquence d’apprentissage dans Ga-Hoole, le 99 Luftballons dans Watchmen) ou des tunnels de dialogues plus ou moins bien fondus dans des intrigues qu’ils alourdissent de fait. Ses élans de grossièreté (sentences ronge-tête, pose parfois excessive, montages séquentiels erratiques ou sous-rythmés) sont eux aussi pas mal imputables à ce trop grand désir de montrer patte blanche.

Le problème qui se pose, bien entendu, découle du paradoxe de Snyder, qui arrive à imposer par paquets de seize des idées trop bizarres ou trop sombres pour le prime time, sur des films à budget confortables lancés à grands renforts de pub et de combinaisons de salles extravagantes, au prix de ces infortunes de l’intelligibilité. Or, si en tant que premier film de Snyder qui n’est pas une adaptation, Sucker Punch va lui permettre pour une fois de ne pas se  faire taper dessus pour crime de lèse-geekisme (« T’as pas mis ça où il faudrait! » « Romero serait pas content! » « Le Docteur Manhattan a un trop gros nœud! » « J’aime pas tes habits!« ), mais ouvre une fenêtre plus large sur son univers à la fois personnel et référentiel, ses obsessions thématiques et esthétiques, et l’expose sans filtre à de nouvelles attaques frontales de foules qui lui en veulent de ses quelques maladresses mais surtout de ses nombreuses audaces…

Alors qu’en est-il de ce premier film original de Snyder? Comme on pouvait s’en douter, libéré de toute contrainte (il est probable que le PG-13 soit un choix artistique), le garçon se lâche et appuie plus fort sur ses effets et ses préoccupations, dans une expérience disons totale de son cinéma spécifique. Sucker Punch c’est du Snyder extrémiste, du überSnyder, Dark Phoenyx mais avec Snyder dedans. Et du coup tout ce petit monde va pouvoir camper sur ses positions respectives. Les détracteurs vont voir un film complètement fou, ils enrageront. Les défenseurs verront un film complètement fou et vont exulter. Les milliers de curieux, attirés par le tapis de bombes publicitaire, seront comme d’habitude à la fois exaltés par un film virtuose et foutrement bien torché, et dubitatifs face à des alternances de volapuk amphigourique (ça c’est pour faire des putains de scores au Scrabble) et de cucuteries pataudes calées entre des gros morceaux de gloire adulte, brutale et intelligente.

Ce film c’est donc du Snyder puissance 7, à commencer par sa structure. Un récit dans un univers clos qui en laisse voir un plus large en découverte (ici on remonte d’imaginaire en imaginaire dans une perspective de plus en plus large, à divers niveaux d’intrication), où le narrateur effectif (celui qu’on entend en off) passe pour le point de vue du réalisateur, alors qu’un autre personnage assume en fait ce rôle: comme la narration de Rorchach faisait passer en contrebande le fait que le point de vue mis en avant sur les Watchmen était celui de Manhattan, ou que l’omniprésence de Leonidas camouflait le point de vue de Delios qui était le vrai vecteur du spectateur dans 300, le personnage que l’on suit ici n’est pas celui qui nous prend à témoins. Thématiquement, on creuse aussi le même sillon, Sucker Punch continuant à affirmer la foi totale qu’à son auteur dans la toute-puissance du récit en général et du cinéma en particulier ; c’est ainsi le plus souvent des plans sur les regards qui font le lien entre les différents univers dépeints (travelings autour de Babydoll jouant le champ/contrechamp du bordel à l’univers imaginaire d’une danse en particulier), et en particulier un plan-séquence circulaire démentiel qui traverse les miroirs des coiffeuses lors d’une conversation où Rocket parvient à convaincre sa sœur du bien fondé du plan d’évasion… En lui faisant le récit de son sauvetage par Babydoll. L’imaginaire et le conte sont comme toujours chez Snyder les valeurs tutélaires suprêmes, qui motivent l’individu à se prendre en main et à s’affirmer en se confrontant à une adversité, le plus souvent en se battant purement et simplement. Ici, la symbolique est pour le moins appuyée, puisque Babydoll et ses camarades doivent, par leur capacité à maîtriser leur(s) imaginaire(s) pour appréhender le réel, prendre le contrôle de leur environnement et de leurs geôliers. Elle s’extirpent du statut d’objets subissant le monde (traumas, drames, crapuleries, désirs déplacés des hommes autour d’elles) pour devenir sujets par cet exercice de responsabilité vis-à-vis d’elles-mêmes (agir avec volontarisme pour, par exemple, voler un objet) et des autres (la part belle est encore ici faite à la glorification du sacrifice, notamment dans la très jolie relation entre les deux sœurs). Il est logique qu’avec une telle philosophie (le mot est intentionnel), les personnages favoris de Zackie soit les adolescents, et en particulier leur version la plus évidente : l’adolescente. Cible rêvée des vilains messieurs plein de corps caverneux et de mains crochues (le motif de la violence aux femmes est l’un des fondamentaux du cinéaste), devant se bagarrer contre elle-même, ses impulsions, ses peurs et le désir de ne pas évoluer pour devenir une femme à part entière, c’est toujours dans les films de Snyder par l’affirmation de soi et de sa faculté à la fois à nier le monde donné et à assumer des responsabilités que la jeune femme s’émancipe. Socialement mais surtout spirituellement. On pourrait à cette aune voir Sucker Punch comme un effarant étalage fétichiste de fantasmes de proto-pedobear : imagerie de bordel, coulisses de cabaret, faux cils de quatre centimètres, lingerie, jarretelles, résille, bodies moulants, bottines en cuir et à hauts talons, panoplies d’écolières ou de guerrières de RPG jap…  Et on ne boude clairement pas son plaisir. Cette érotisation exponentielle se fait cependant à mesure qu’on entre dans des univers entièrement inventés – donc contrôlés – par les héroïnes, et est plutôt à voir comme un signe de prise en mains d’elles-mêmes, de leur dimension adulte, et donc du passage d’une sexualité subie (peur de leurs pulsions et de celles des autres) à une construction narcissique complète par appropriation de la rhétorique de la séduction. On notera pour appuyer ceci que c’est dans les morceaux de bravoure et scènes d’action « virtuelle » que l’on retrouve la seule figure masculine positive du film en la personne du vieux sage très paternel et bienveillant (Scott Glen tout droit extirpé de The Keep), qui est d’ailleurs avec le fiston de Snyder qui fait de la figu, un personnage du « réel » qui n’est pas injecté dans les séquences imaginaires, par Babydoll, mais par la vraie narratrice qu’on va pas spoiler ici. Un gosse et un vieux chauffeur de car, soit deux figures d’hommes sans sexualité agressive, au contraire des flopées d’enflures croisées par ailleurs dans le film et qui sont eux-mêmes des caricatures de méchants sur lesquels le contrôle doit être pris.

Car le film est tellement trop plein de tout qu’il en est presque sa propre caricature, mais on a vu des caricatures nettement moins classe que celle-ci car ce « trop » est dirigé, canalisé en un tout cohérent. Le fétichisme qui transpire du métrage est avant tout celui de l’image (pas mal de plans sont incroyables, de véritables enluminures qui empruntent tant à Frazetta qu’à Kawajiri ou Howe) et de l’épopée dans tous les sens que revêt le terme aujourd’hui au cinoche. Les séquences où sont visualisées métaphoriquement les danses qu’exécute Babydoll sont remplies jusqu’à la gueule d’episme et d’iconisation – imaginez 300 condensé en dix minutes. La célérité et la virtuosité de certains passages sont proprement extravagantes (avec en tête une séquence de démantibulation de robots dans un train, en un plan-séquence de quatre bonnes minutes qui ferait ressembler Speed Racer à un film d’Isild le Besco). Et sur chaque élément esthétique ou rhétorique s’en empilent trois ou quatre de mieux, et ainsi de suite jusqu’à atteindre, sur la base assez simple du scénario, une profondeur et un jusqu’au-boutisme qui pousse le récit au point où il en devient carrément abstrait et où rien n’est surprenant, puisque tout peut arriver, d’un avion de guerre dans un conflit médiéval-fantastique contre des orcs à des méchas contre des nazis steampunk dont le Kaiser grand brûlé cherche à fuir vers un zeppelin (Yeah !). Le trip est à voir comme abstrait, au sens où les comédies musicales de l’Age d’or hollywoodien sont des objets abstraits. Snyder assume complètement cet état de fait, comme le prouve un générique de fin entièrement construit en morceau de burlesque, en s’autorisant absolument tout ce qui fait sa culture pour le plier à un système très cohérent. Ce système glorifie l’imaginaire en tant que tel mais surtout en tant qu’outil d’action sur soi et son environnement, dépassant en cela la rhétorique de prédécesseurs plus ou moins illustres (en vrac, Juliette ou la Clé des Songes bien entendu, ou encore Heavenly Creatures ou le pénible Tideland, ne montrent l’imagination que comme une base de repli face à un « réel » aliénant). Dans cette optique, dire que Sucker Punch dépasse dans son projet un Inception, ça en fera bondir certains mais c’est assez évident, dans la mesure d’abord où il réussit là où le Nolan échoue ou ne va pas assez loin : en premier lieu, le défaut principal de Nolan est sa gestion des rôles féminins et de ses actrices qu’il a beaucoup de mal à rendre désirables à l’écran (que quiconque n’a jamais ri au « You are beautiful » lancé à une Maggie Gyllenhal fagotée en gros tromblon dans Dark Knight nous lance la première pierre); or on a envie de se frotter à la jambe de toutes (toutes) les gonzesses de Sucker Punch, même si les deux brunettes sont clairement en retrait. Ensuite et surtout, là où Inception se bornait à décrire un dispositif – certes passionnant – par des tunnels de dialogues confinant parfois à de la radio filmée, et s’en tenait à n’être qu’un brillant premier acte, Sucker Punch pose ses imaginaires intriqués (deux à trois niveaux de fantasmagorie emboités voire même quatre, dépendant du point de vue qu’on aura sur le récit), leur règles de fonctionnement et leurs implications, par les seuls moyens de la mise en scène, d’une manière limpide et dynamique, et qu’on ne questionne pas plus de trois minutes au début du métrage. Il ne se contente pas d’explorer ses systèmes imaginaires, il les utilise comme moyen d’action (encore une fois, la métamorphose du réel par refus du monde donné) pour mener ses personnages plus loin que leur statut de départ. Mais c’est la manière dont le récit s’articule qui est intéressante, en cela qu’il rappelle la construction de Ghosts of Mars, autre film sur la toute-puissance du récit et l’a prévalence du point de vue, dans le fait de montrer un imaginaire lui-même interne à un autre imaginaire, ce dernier imaginé par une autre personne après les faits. On en vient donc (le lever de rideau du début est éloquent) à visualiser non pas les faits, non pas leur dramatisation, mais la fantasmagorie qui colore cette dramatisation, le tout via une extrapolation elle-même sujette à caution car se faisant au sein d’un imaginaire, ce qui est rien moins que vertigineux en termes purement narratologiques: que penser ainsi du flashback qui ouvre le film, sur le destin très « chanson réaliste » de Babydoll ? Et le tout sans éluder, c’est le moins qu’on puisse dire, le caractère franchement sombre de l’histoire des filles, qui (SPOILER) est loin de n’évoquer Brazil qu’avec ses samouraïs géants (FIN DU SPOILER).

Alors oui, tout ça est imparfait: la voix off est très dispensable dans sa moralisation ampoulée et son aspect « dis tout ce que tu vois dans le dessin », les reprises de standards par des voix féminines et des remixes agressifs surlignent parfois beaucoup l’action (la reprise des Pixies, putain), mais au moins il n’y a pas de grosse faute de goût musicale. Certaines scènes d’action sont assez expédiées et, comble pour des danses qui subjuguent leurs auditoires, on n’en verra pas la queue d’une, sauf lors du générique de fin, et encore. La caractérisation est également très flottante quant aux antagonistes, il est vrai soumis à une vision au sein d’un imaginaire… Globalement, Snyder se laisse piéger par son propre dispositif : si son but est de montrer subjectivement l’essence des danses de Babydoll, il ne peut en effet pas montrer lesdites danses; mais c’est frustrant – ce qui prouve au moins que le film crée du sentiment.

Au premier degré, Sucker Punch est une tuerie : ça pète, c’est élégant, sombre et bien construit. Au second degré, c’est parfois maladroit, mais les scories font aussi le charme d’un cinéaste qui ne se prend les pieds dans le tapis que lorsqu’il est sommé de baisser les yeux pour être poli. Et puis on sort de la salle, on digère ce qu’on nous a raconté, et ce troisième degré remporte l’adhésion. Ce putain de film est extrêmement ambitieux tant philosophiquement qu’esthétiquement et techniquement et, loin d’être une boursouflure dégénérée comme beaucoup le diront pour faire bien, c’est non seulement le film le plus intéressant de Snyder, mais aussi l’un des plus attachants de l’époque. Pour peu qu’on aime être pris par la main par un conteur, et être amené à penser plus haut et plus loin que soi. Mais de toutes façons, le coup qu’on prendra viendra de la direction d’où on ne s’y attend pas, et à ce niveau, l’accroche anglaise a raison : You will be unprepared. Une telle proposition, c’est excitant non ? Allez, avoue, personne nous regarde.

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