DRIVE / REAL STEEL

SALUT LES PTITS CLOUS

Ah ça on nous aura bassinés avec le retour des eighties au cinoche cette année, comme il y a quelques temps avec celui des seventies, qui était toutefois plus justifié. Vivement le revival de la semaine dernière, je retrouverai peut-être mes clés.

D’un point de vue phénoménologique, le monde, ou sa réalité pour parler vulgairement, est en soi moins intéressant à observer que les discours qui sont badigeonnés dessus pour le justifier, qu’ils soient culturels, idéologiques, commerciaux ou tout ça à la fois. Par exemple, mettons, le retour des années 80, créé complètement ex nihilo, et à plusieurs reprises, tout au long de la décennie passée.

Or, si c’est avec les grosses prods à budgets pub colossaux qu’on a le plus entendu gloser sur ledit « retour » (mais retour d’où?), par exemple un Super 8 sitôt vu sitôt rangé distraitement dans un tiroir, avec le betamax, la colec de 45 tours et les badges Touche Pas à Mon Pote, les vrais avatars de cette tendance se trouvent sans doute plus près de nous. Dans des films qui, plutôt que de hurler sur tous les toits leur allégeance à Amblin ou Carolco, vivent comme en stase dans la vieille décennie de Ronald Reagan et Jean-Pierre François. Ce qui somme toute semble logique, dans la mesure où les acteurs des sphères culturelles sont dans une proportion croissante les enfants de la décade, basiquement des gens qui ont grandi avec les Ewoks pour ne découvrir l’Exorciste que dans leur adolescence, et en vidéo. C’est-à-dire ayant intégré avant toute chose, au cinéma, le format du blockbuster* : apparemment simpliste dans son discours, à la technique prépondérante, au découpage emphatique et à la construction morale élaborée, pleine  de mots d’ordre subliminaux sur ce qui fait un comportement vil ou honorable (on tape pas une femme sauf si c’est une méchante et qu’elle a frappé ta gonzesse, les mecs cool ne se retournent pas sur une explosion, etc.).

Ce revival se trouve servi, ou utilisé selon les cas, de manières diverses et intéressantes du point de vue de la sociologie des médias et du consulting macroéconomique, pour causer respectivement comme à Sorbonne III ou à la COGIP. Globalement on peut tracer une ligne entre deux catégories . Des films qui utilisent le folklore de l’époque, (vêtures, musiques, références explicites) mais pas nécessairement pour en faire un décalque fondamental. L’un des meilleurs exemples de la tendance est bien entendu Donnie Darko, qui réussissait l’exploit de faire du neuf, voire du visionnaire, avec du Tears for Fears. Et d’autres qui se parent d’oripeaux modernes pour émuler directement les recettes et idéologies de la période, pas pour le meilleur la plupart du temps. C’était récemment le cas de Paul, naveton lucassien dans la droite lignée de Howard the Duck (on ne le dira jamais assez!), né des amours contre-nature d’une nostalgie utilisée à mauvais escient et d’un cynisme tout thatchérien. A vrai dire, que ce soit en mode, en musique ou au cinoche, cette tendance va le plus souvent du pas bandant au saignement des organes sensoriels incriminés : entendre Lady Gaga, voir les sapes des gens à Châtelet les Halles (l’impression d’être au milieu d’une planche de Ranx!), ou se retrouver devant un film de Nispel, c’est un peu kif-kif ; on a un peu envie de dire à tous ces gens que les eighties sont censées être aussi mortes que Freddy Mercury, et qu’exhumer ad nauseam des cadavres pour en revendre des succédanés, uniquement parce que ces succédanés se vendent aussi bien en boutiques de créateurs que chez Auchan, ne fait pas particulièrement avancer la galère.

Deux sorties du mois représentent les faces de cette médaille de dupes. En premier lieu, c’est bien entendu Drive, de Refn, qui attire l’oeil, et plutôt six fois qu’une. Dès le départ on se retrouve accueilli par, donc, un titrage de boulard (fausse calligraphie de néon, rose Miami Vice certifié iso 2315) et un festival de musiques qui fleure le Roland 303 à plein nez. Un héros au look soigneusement retrohypeux (vous n’avez pas pu échapper aux commentaires de légions de n’importe-qui journalistiques concernant le blouson qui brille, comme s’il n’y avait que ça à dire du film). Un rythme à la Michael Mann, qui évoque très souvent Manhunter. Sauf que tout cela ne sert à Refn que de substrat, comme dans ses précédents films, pour faire pousser autre chose dessus. Le folklore sur lequel il oeuvre ne l’intéresse pas en lui-même, mais bien en tant que folklore, ou imagerie si le terme peut paraitre plus clair. Refn travaille toujours sur les mythologies, il les casse en petits morceaux pour les séparer les uns des autres et les ranger sous forme d’éclaté, comme ces modèles d’entomologie très beaux et très chers devant les quels votre serviteur regrette la petitesse de son pouvoir d’achat. Les histoires de vikings, de taulards ou de voyous n’étaient que des prétextes à fabriquer du mythe « générique », à étudier la mythologie comme une mécanique. Ici, c’est pareil, sauf que l’imagerie est celle d’Hollywood, où se mêlent le business du cinéma et celui du crime organisé (et étant donné que la Californie est le premier producteur de porno, les cartons de boulard ne sont sans doute pas fortuits non plus), c’est-à-dire un univers qui résulte de la sédimentation d’imaginaires successifs. Soit par définition un système mythologique. On est donc censé se foutre un peu du pitch (mi-cascadeur mi-chauffeur sur des casses pour la mafia, un homme tombe amoureux de sa voisine, qu’il va protéger lorsque leur situation se complique) pour surtout apprécier la construction elle-même. C’est abstrait, mais ça marche pour peu qu’on accepte le principe. Le procédé est très moderne – c’est le même que pour Valhalla Rising – et rencontre en conséquence beaucoup d’incompréhensions, toujours amusantes qu’elles soient positives ou négatives : d’un côté, le dépôt de plainte de spectateurs pour publicité mensongère (ces cons croyaient aller voir un équivalent de Fat and Foirous, pas une déconstruction maline d’une figure de héros, on imagine la déception), de l’autre les nuées de chroniqueuses télé et de gribouilleuses de quart de colonnes qui se pâment devant Ryan Gosling, sans se rendre compte que c’est son personnage en tant que construction qui les séduit, et ce que ça révèle de leur conception collective de l’homme idéal.

Car son personnage du Driver n’existe qu’en tant que créature mythique : il n’a ni nom, ni passé, ni réelle identité (voir la déco monacale de son appartement). A l’instar des héros grecs il n’existe, littéralement, que par des hauts faits et des attributs : une voiture, un cure-dent, un marteau, un scorpion sur une veste, un tabassage dans un ascenseur, des échappées spectaculaires… Le parti-pris est poussé encore plus loin lorsque le type se défait carrément de son propre visage au détour d’une péripétie. Il est au delà du personnage fonctionnel ; il EST une fonction, qui ne fait que ce dont a besoin l’élue de son cœur sur le moment, en ne lui demandant jamais rien, en la protégeant de manière parfaitement inconditionnelle, et même en effaçant par sa simple présence l’ombre d’un homme, trop réel celui-ci, en la personne du conjoint de ladite élue (Oscar Isaac toujours parfait en paumé toxique). Bref, le prince charmant pour une certaine population de citadines aimant à se voir en femmes indépendantes tout en réclamant à être traitées en enfants surdimensionnés. Le personnage du Driver est une itération presque parfaite de celui de One-Eye : pas causant, se prenant d’amitié pour un enfant vulnérable, capable d’habiletés prodigieuses et de déchaîner une violence aussi instantanée qu’excessive (putain, cette séquence dans l’ascenseur!), à la fois sans réelle présence et le point focal de l’attention, et personnifiant l’idée même de sacrifice désintéressé. Pour peu qu’on oublie les histoires balisées de surhommes ultra-individualisés dont on se bâfre à longueur de séances, et qu’on se laisse porter par le découpage très simple, précis et hypnotique de Refn, l’approche vaut vraiment le détour et fait carrément avancer le bousin, sous ses allures de trip à l’ancienne. Malgré un peu de pose, le cinéma de la décennie qui vient se trouve sans doute dans cette direction. On peut s’en réjouir: ça veut dire qu’il y’aura de plus en plus de Bryan Cranston dedans! Plus sérieusement, il s’agit réellement là d’un cinéma VRAIMENT novateur, de celui qui a intégré le post-modernisme pour le dépasser, laissant derrière lui les pusillanimes qui n’y pineront rien et les petits malins qui feront semblant d’y piner quelque chose. Bref, celui trop rare qui caractérise les années 2000 et suivantes dans ce qu’elles ont d’intéressant à apporter sur la table.

A l’autre extrémité du spectre, on trouve Real Steel. De la SF cybernétique (adaptation d’une petite nouvelle de Matheson), un peu de contexte social, des effets spéciaux irréprochables et qui ont de la gueule, Hugh Jackman, une DA qui émule Apple à fond les ballons, tout cela dénote a priori un récit englué jusqu’aux oreilles dans l’ici et maintenant. Nenni point les amis, c’est précisément là, bien cachées, que les eighties se planquent et exhalent leur odeur méphitique. C’est là que les impuretés se déposent. Tout, dans Real Steel, a 25 berges de retard. A commencer par sa structure, qui est un décalque quasi-parfait d’Over the Top, ce gros gâteau au sucre qui sentait fort le cambouis, la tendresse et la sueur virile. Le pitch? Le monsieur en tête d’affiche il était très fort, il a raccroché et vivote dans un lumpenprolétariat indéfini, mais il redécouvre son humanité et sa gnaque avec son fils nouvellement entré dans sa vie, et alors ils prennent la route ensemble, et ils refont de la compète et ils sont trop super potes et à la fin ils gagnent sur fond de rock fm, arrêtez-moi je vais lâcher un renard.

Et oui, Real Steel est en premier lieu un putain de buddy movie avec enfant, peut-être le sous-genre le plus emblématique des années 80, avec ses variantes allant du buddy movie avec animal au buddy movie avec extraterrestre en passant par le buddy movie avec handicapé mental : un personnage expérimenté et bourru devant interagir avec un trickster tout mignon et candide. De là découle son parcours parfaitement balisé, les films qu’il singe en termes de style, de péripéties ou de discours (Any wich way you can, l’Ours, La Relève, Futur Immédiat Los Angeles 1991, Rain Man), discours constituant sa tare numéro un dans son formatage et son infantilisme militant : l’enfant détient la vérité, une vérité nécessairement toute pleine de licornes et de bisounours, et c’est lui qui éduque l’adulte forcément cynique donc dans l’erreur quant à la vie, l’amour et la coiffure. Et ceci n’est pas un effet pervers – c’est un projet de société qui a si bien pris que nul ne le remet plus en question, au point de réactiver régulièrement de vieilles esthétiques en se persuadant très fort qu’elles sont neuves (le gosse arbore par exemple un T shirt à l’effigie de Van Halen, ET une coupe à la Justin Bieber, tout ça dans les années 2030…), dans un jeu d’imitation constant que les pédopsys connaissent bien**. Un jeu d’imitation qui fait ici partie intégrante du discours du film, dans la mesure où la figure de la rédemption et de la victoire est un robot sparing partner dont l’atout en combat est une fonction miroir, c’est-à-dire un mimétisme parfait du comportement immédiat…

Cette émulation se retrouve dans la forme même des combats entre robots, qui va logiquement chercher du côté des Rocky, mètre-étalon (-italien!) de la boxe cinématographique (avec Raging Bull, certes, mais sur un mode plus arcade, moins seventies), mais de ceux des eighties, encore, le 3 et le 4, soit les plus proustiens pour beaucoup d’entre nous petits déviants, mais aussi les plus discutables idéologiquement. Mais dans la manière dont les rencontres successives sont articulées en road-movie, on retrouve surtout un petit film pionnier du placement produit, autre buddy-movie avec enfant (avec cette fois un jeune autiste dans le rôle du candide), The Wizard (Videokid chez nous). Y’a même un adversaire avec un Powerglove ! C’est dire si ce que Real Steel cherche à faire est de faire passer la mythologie (le badigeon de discours sur le monde) pour la réalité des enjeux humains, là où Drive prend justement des enjeux humains forts pour les montrer comme étant une mythologie. Si on était dans une publication plus marquée politiquement, on parlerait de propagande destinée à faire en sorte que les veaux continuent d’aller au pré… Ou à l’abattoir.

Pourtant, le film est plaisant, attachant même dans sa facture, au même titre que ses modèles, et son discours, pour être formaté, a néanmoins toutes les chances d’être sincère dans ses intentions affichées : l’équipe de prod (Zemeckis en tête), d’écriture et de réa vient en grande partie du film familial et/ou de la télé – il y a fort à parier qu’ils pensent réellement promouvoir une belle histoire de relation père-fils qui permet au papa de revenir un homme bon (et d’emballer le meuf). Les noirs desseins de l’époque n’ont plus besoin d’un cerveau central, ils sont parfaitement internalisés par les agents économiques, pardon, les veaux, pardon, les gens***. C’est d’ailleurs la différence entre la dureté des années 80, et celle de leur copie plus pâle, moins consciente d’elle-même, que sont nos années 2000/2010. Et en effet, on aura du mal à bouder son plaisir : les robots déchirent et son bien filmés, Jackman est très bien, la lumière est magnifique et on se surprend à avoir huit ans très régulièrement au long du métrage (la casse, le combat contre le robot à deux têtes, celui contre le taureau, le méchant escroc). On serait tenté de dire que c’est précisément là qu’il faut se méfier, mais ce serait prendre le spectateur pour un crétin incapable de dissocier un spectacle et le discours qui le sous-tend, et obligé d’adhérer au second s’il prend plaisir au premier… C’est sûr qu’à côté de la cohérence et de la puissance d’un DriveReal Steel fait un peu petit bras, mais on n’est pas forcé de bouffer que du caviar – un bon McDo, ça se mange très bien aussi.

*Oui le blockbuster comme base de nos cultures gé, gamin, même si ça fait moins raffiné. Tu matais des Rivette, toi, ou même simplement des Larry Cohen, quand t’étais môme ?

**Par exemple en traitant comme récemment la mort d’un PDG comme celle d’un leader religieux.

***Voir la seconde note.

-2011

- D'autres textes