Sabir cyber


Cet article se veut une exploration subjective de diverses pensées et divers avatars culturels autour de la cybernétique. Dans cet opuscule, on ne traite donc pas de la cybernétique en tant que mouvement(s), mais en tant que notion.

A l’heure où le jeu vidéo, après avoir atteint une certaine maturité en tant que medium narratif fils du cinéma et de la télévision (on songe bien entendu aux expérimentations d’Hideo Kojima sur les Metal gear, à Shinji Mikami et ses jeux « B movie » Biohazard et Devil may cry, à l’univers de Legacy of Kain ou à la mise en scène toute en emphase de God of War, mais qu’il soit permis de rappeler les constantes avancées depuis 20 ans dues à Shigeru Miyamoto, père de Mario, Metroid et Zelda), à l’heure, dis-je, où à la faveur de la clientèle des light gamers, toute une frange du marché vidéoludique se recentre sur des party games dont l’intérêt se borne à la pure manipulation de mini-jeux dénués de contenu, on peut s’interroger sur ce qui constitue, en termes de propos mais aussi d’indicateur culturel, une régression au stade de Pong et de Galaga(1).

Il semble en effet qu’à la faveur des dernières avancées techniques dans le domaine du grand public, du next gen à la portabilité, on ait ravivé un imaginaire technologique comparable à celui des Etats-Unis de l’après-seconde guerre mondiale, c’est-à-dire ceux du début de l’ère atomique : une vie toute faite de plaisirs cybernétiques plus ou moins sophistiqués, où chaque aspect de la vie serait virtuellement comblé par un avatar de la vie moderne. On peut ainsi voir un parallèle entre l’Ipod et la radio à transistor, entre la gym cérébrale du docteur Kawashima et les fantasmes d’éducation par la télévision, ou entre Aibo et les flamands roses en plastique ! Car d’ici à là, de l’avènement de la consommation de masse à la sursegmentation des marchés qui a pour effet un conformisme généralisé (le fait, par exemple, que tout le monde ait un téléphone portable adapté à soi, sa niche ou sa « tribu », ne doit pas nous cacher que le fait le plus significatif est celui-ci : TOUT LE MONDE a un téléphone portable, besoin créé presque ex nihilo au milieu des années 90), la pratique de la cybernétique est éminemment sociale, structurante d’un point de vue identitaire, ce qui constitue une relative nouveauté à mettre au compte du vingtième siècle.

Cette cybernétique, ses implications tant sociales que métaphysiques, des hommes se penchent dessus, anticipant par l’art ou la théorie les problèmes qu’elle pourra poser au hasard des technologies ou des cultures. De Platon à Anton Dennett, en passant par William Gibson, Aldous Huxley, Shinya Tsukamoto ou David Cronenberg, ils définissent, prophétisent ou alertent. On peut, certes audacieusement, tracer un axe idéologique, le diamètre d’une roue dont le moyeu serait le cyberpunk créé en 1984 avec Neuromancer. La question cybernétique sert de relais à la métaphysique en lui offrant un ancrage fort, et l’on part d’une simple théorie du contrôle pour arriver à rien moins que l’interrogation sur le réel même.

Le terme même de cybernétique semble bien anodin dans son acception de base énoncée par Platon, à propos de la navigation maritime : il désigne simplement l’action sur le gouvernail des trirèmes. On retrouve alors une définition du terme tout à fait sibylline mais riche de ramifications : la science constituée par l’ensemble des théories sur les processus de commande et de communication et leur régulation chez l’être vivant, dans les machines et dans les systèmes sociologiques et économiques. Le mot lui-même sert de base à tous les concepts de gouvernance, cruciaux dans toute société moderne, et d’autant plus, peut-être, dans un pays et à une époque où un syndrome de Napoléon sur pattes se revendique chantre d’une nouvelle civilisation(2), tandis qu’on s’affronte à grands renforts émotionnels outre-Atlantique pour diriger la première puissance mondiale(3). On connaît la tentation, forte, d’énoncer que les principes et notions sont affranchis de la circonstance, qu’ils existent par leur propre grâce indépendamment, par exemple, des avancées technologiques. Or la cybernétique ainsi définie est clairement subordonnée, en tant que théorie, au contexte tant social que technique. Le contrôle, c’est pour une grande part l’ensemble des moyens de contrôle, Gutenberg et MacLuhan peuvent en témoigner..

Les medias technologiques, industriels, que sont la photographie et ses dérivés (cinéma, jeu vidéo), ainsi que la radio et son protéiforme rejeton, la télévision, ont d’abord pour effet de massifier le contrôle en permettant de toucher des quantités d’individus phénoménales : on peut désormais envoyer un message à la planète entière. Dans cette acception, ceux qu’on appela les Mass Media sont assez comparables à l’automobile et à l’arme à feu, en ce sens que ce sont des procédés qui libèrent une énergie sans commune mesure avec celle qui sert à les actionner. Mamoru Oshii sait s’en souvenir lors d’un plan séminal de son Ghost in the shell(4), qui montre Motoko démantibuler un tank à mains nues, détruisant par la même occasion ses bras, dans une négation du corps jusqu’au boutiste. Dans son excellente critique de Innocence(5) (la « suite » de GITS) dans Mad Movies n°169, Bertrand Rougier résume : « Oshii affirme (..) qu’à force de se regarder dans des miroirs de plus en plus parfaits, l’homme leur confère plus de réalité, plus de vigueur, plus d’intérêt, qu’à sa propre existence. » Ce qui s’applique au cinéma tel que le définit le trop rare Jean-Pierre Dionnet(6) : un art de fantômes pour des fantômes où l’on ne peut virtuellement plus faire la différence entre morts et vivants. Les Media de l’image tels qu’on les connaît posent clairement, de par leur nature, la question de la déréalisation à l’échelle d’une société dont ils peuvent être l’instrument. A ce stade, l’émotion, l’idée ou la frustration, peuvent s’incarner dans le monde réel : c’est le propos des premiers films de Shinya Tsukamoto, les deux Tetsuo en tête : ces films, via un folklore de fusion entre la chair et le métal, montrent un salary-man dont la haine explose de manière littérale, lui conférant pouvoir, virilité et contrôle. C’est une idée qui culmine de manière magistrale dans cette séquence de Tetsuo 2 – Body Hammer (1992) , ou l’homme-metal, machine de guerre consciente et enragée, relié par le front à la secte de culturistes, hurle. Tous le membres se mettent à hurler de concert, leurs esprits subordonnés au sien par autant de câbles. Une image radicale du contrôle médiatique et politique !

L’idée n’est bien entendu pas de fustiger à peu de frais la virtualité ou les « nouvelles technologies », ce qui serait ridicule. Il convient toutefois de s’interroger sur les implications des pouvoirs colossaux que nous donne la technique actuelle, peut-être aussi importantes que celles de l’atome en leur temps. Oshii termine d’ailleurs ses réflexions(7) en se disant moins concerné par l’idée d’anéantissement de l’humanité que par sa perte de sens.

La cybernétique telle qu’on l’envisage dans la science fiction, par exemple, nous renvoie
directement au mécanicisme, à L’homme machine de Julien Offray de la Mettrie8, mais interroge aussi explicitement sur la notion du sensible, du sens, et de la praxis qui en découle. Ainsi, Gibson, lorsqu’il pose la somme qu’est Neuromancer (notamment l’idée d’un univers virtuel parallèle au monde physique, où l’on projette sa conscience par s’adonner à toutes sortes d’activités, s’y répercutant peu ou prou(9) et plus tard les Wachowsky qui recyclent beaucoup de ses trouvailles dans le premier Matrix, font passer dans le langage courant l’idée que la surface de contact de l’être humain avec le monde – et par extension toute cybernétique pratiquée par l’humain – n’a que peu a voir avec les
organes sensoriel et/ou cinétiques pour peu qu’on puisse relié directement les fonctions cérébrales à une interface donnée. Mais rappelons que deux ans avant Neuromancer, point de départ théorique du cyberpunk(10), David Cronenberg livrait, avec Scanners, une réflexion similaire et diablement prophétique : en 1982, soit plus de 15 ans avant Matrix, le bonhomme se permet une scène de hacking d’ordinateur par télépathie, via les lignes du téléphone ! Un an après, c’est le chef-d’oeuvre du genre (avant même qu’il ne soit officiellement créé) que Cronenberg livre avec Videodrome, qui approfondit encore la réflexion : on y verra tout de même la première représentation convaincante d’un appareillage de réalité virtuelle informatique au cinéma (en un champ/contrechamp montrant James Woods portant un casque, puis la pièce où il se trouve, pixellisée, avant de le retrouver, dans l’univers ainsi posé, sans casque), un professeur Oblivion affirmant sans emphase que bientôt « tout le monde aura un nom de télévision » (à l’heure des pseudos sur MSN, on ne peut plus affirmer le contraire), mais surtout un homme que l’on programme littéralement en lui enfournant des cassettes VHS dans le bide ! (A ce titre on passera sur le pataud Existenz, qui échoue dans sa démonstration là où Videodrome réussissait la sienne : quand le second est le film sur l’image d’un cinéaste impliqué par son travail, le premier est un film sur les jeux vidéos mené manifestement par un homme qui n’y joue pas. Il en résulte une certaine condescendance à l’égard d’un medium alors en pleine prise de maturité(11)

La question du danger potentiel représenté par un instrument sophistiqué au point de développer une conscience, et virtuellement de demander à être du bon côté de la télécommande, cette question est posée dès le mythe du Golem, et au cinéma de manière quasi-définitive dans le Metroplolis de Fritz Lang, en 1927 (récit de cybernétique à – au moins – deux niveaux, puisqu’en plus du robot Maria qui devient néfaste, il traite aussi de l’effondrement d’un système social dont le contrôle est strictement vertical), et n’attend ni le terrible Skynet de Terminator(12), ni les Répliquants de Blade Runner(13), pour être abordée. La création comme altérité potentielle est d’ailleurs une thématique très Shelleysienne. L’avatar le plus intéressant de ce questionnement est peut-être le Brave New World d’Aldous Huxley, qui date tout de même de 1931 : Le sixième siècle de Notre Ford montre un monde où la cybernétique constitue sa propre fin en soi, et où même les chefs sont des instruments mais les instruments d’aucun agent. Chacun chérit une servitude au plus grand nombre, puisqu’elle a été justifiée par lavage de cerveau, induite par la génétique, avec en contrepartie la mort de la conscience de soi, et même de la conscience tout court, dans des plaisirs immédiats et futiles.

Ce qui nous amène à l’idée même du Moi et de l’Humain : l’être le plus conscient est-il seulement celui qui exerce le plus grand contrôle ? L’humanité se définit-elle à cette aune ? C’est l’une des questions que pose, en convoquant le darwinisme, Daniel Dennett, philosophe et directeur du Center for Cognitive Studies à l’Université Tufts. Dans un article récent, il prouve que rien, en théorie, ne s’oppose à la conception d’un robot conscient. Ce faisant, il appuie la nature strictement réductible au physique de l’être humain. Selon lui, le Moi est une fiction : il conviendrait mieux de le qualifier de centre de gravité narratif, la personnalité étant à considérer comme une manière d’organiser les datas. Une vision qui nous ramène encore au mécanicisme, et à au moins le mérite d’interpeller quant à la quintessence que nous pensons incarner : selon Denett, nous sommes des entités fictionnelles, produites par un corps qui est une machine sophistiquée programmée pour développer une lutte darwinienne des pensées. Ainsi, nous « sommes » car nous pensons, certes, mais notre pensée n’a rien de divin. Autrement dit, nous secrèterions le langage (qui nous constitue), d’une manière aussi stupide et atavique qu’un escargot qui secrète sa coquille. Des escargots high tech(14).

A partir de là, on peut s’interroger sur le réel lui-même : si celui-ci n’est que la conscience qu’on en a et l’action qu’on y imprime, étant nous-même une conscience d’ordre fictionnel, qu’est ce qui peut bien rendre le monde « réel » ? Ce questionnement du réel n’est lui-même pas nouveau, on peut en situer le début effectif dans la pièce La vie est un songe de Calderon de la Barca (1635), où le personnage principal, abusé par un simulacre, c’est-à-dire une expérience fallacieuse et induite, se demande si l’ensemble de ses expériences ne peut pas être, lui aussi faux. Plus tard, ce questionnement se voit prolongé par la paranoïa Dickienne (on sait que Phillip K. Dick considérait le monde de son quotidien avec méfiance). Mais encore une fois, on peut se demander : Et alors ? Pourquoi l’expérience virtuelle serait-elle moins valide que celle du réel ? L’idée directrice, en termes qualitatifs, ne pourrait-elle pas être l’intérêt, en tant que propos, des interactions dans un contexte donné ? C’est finalement ce qui fait tout le prix, par exemple, des questions soulevées par les derniers volets de la trilogie Matrix : à l’instar d’Avalon(15), qui nous montre une joueuse du virtuel qui cherche à progresser dans le jeu, opposé à un monde-contenant froid et terne, rien ne nous prouve qu’à aucun moment on n’a vu le « monde réel » dans l’action, et bien que l’enjeu univers physique/univers virtuel soit crucial pour les personnages(16), tout porte à croire que la virtualité est générale : Néo, dans le monde réel, détruit par télékinésie des robots volants alors que de tels exploits ne sont théoriquement possible que dans la Matrice. De même, Ash, l’héroïne d’Avalon, voit son chien disparaître de manière inexplicable alors qu’elle lui prépare à manger… Plus tard c’est l’image du chien qui la guide dans le niveau supérieur du jeu. Et que dire d’un Agent Smith qui passe sans problème de la Matrice au monde « physique » ? Les humains de Matrix ne sont-ils que des programmes persuadé d’être humains, car générés pour être anthropomorphes(17) ? Si tel est le cas (tout porte à le croire), les parti-pris est pour le moins fort : Comme le souligne David Doukhan dans Mad Movies n°165, « tous les évènements qui ont lieu dans Matrix sont donc les manifestations d’une déesse artificielle qui a fait en sorte de sauver ses croyants en créant un messie virtuel. (…) En générant un univers monde où les dieux sont des machines, le Wachowsky subvertissent l’oeuvre de Campbell (…) en livrant le premier film cyberpunk mythologique. Les I.A. rêvent-elles de messies électriques ? ».

La question « qui contrôle ? » revient nécessairement à se poser celle-ci : « quelle est sa nature ? » et de là, c’est le monde même qui vacille sur ses bases théoriques. Et tout ça à partir d’un jeu de tennis sur un oscilloscope, bidouillé par un informaticien en 1958.

Fabien Legeron, master 2, article

1 Il est communément admis que l’apport du Japon dans le jeu vidéo est en premier lieu culturel au milieu des années 80 : là ou le jeu à l’américaine (Pong, Pac Man) ne propose comme accomplissement qu’un high score, l’approche d’un Super Mario, par exemple, est de développer une progression au sein d’un univers diversifié, dont l’exploration même est la récompense du joueur.
2 L’hilarante conférence de presse présidentielle de ce début d’année ne laisse pas de choquer, ou d’amuser (selon les espoirs qu’on place dans l’Homme), par sa répétition presque incantatoire de ce mot désormais galvaudé de « civilisation ».
3 « La politique est l’ensemble des procédés par lesquels des hommes sans prévoyance mènent des hommes sans mémoire. » Jean Mistler
4 1995, Oshii, Mamoru
5 2004, Oshii, Mamoru
6 Dans une présentation des Autres de Alejandro Amenabar, lors de sa diffusion sur Canal + en 2002.
7 In Mad Movies 169
8 1748, Julien Onffray de la Mettrie
9 L’idée n’est toutefois, et pour le moins, pas neuve : qu’on songe simplement à l’assez innocent Tron, de Steven Lisberger, en 1982…
10 Mouvement esthétique mêlant hard science, considérations cybernétiques, informatique, et culture populaire : « Le courant Cyberpunk provient d’un univers où le dingue d’informatique et le rocker se rejoignent, d’un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent. » Bruce Sterling
11Pour illustrer cette assertion, on mettra en parallèle les actions scriptées jusqu’à l’absurde (un vendeur se met en boucle, un terroriste répète la même phrase) des personnages du jeu Transcendenz au sein du film de Cronenberg, avec l’interpellation constante du joueur en tant que tel, mis face à ses propres actions au sein du jeu, dans Metal Gear solid de Kojima, ou même simplement dans la scène de procès du jeu Chrono Trigger, qui jugeait en milieu de partie le joueur sur des actions commises au début du jeu.
12 1984, Cameron, James
13 1982, Scott, Ridley
14 Voir à ce titre l’interview donnée dans L’Imbécile n°9
15 2001, Oshii, Mamoru
16 Nous ne nous situons d’ailleurs QUE dans le virtuel dans ces cas de figure. Il s’agit après tout de films.
17 La discussion avec le père de Sati, programme qui parle d’amour, au début de Matrix Revolutions, vient à ce titre en droite ligne des reflexions de Dennett.

-2008

- D'autres textes