Balada Triste de Trompeta – A. de la Iglesia

« Un clown avec une machette, ça va leur foutre les jetons à ces connards »

Alex de la Iglesia est le meilleur réalisateur espagnol en activité. Alex de la Iglesia a la mégaclasse et ne s’en laisse pas conter, comme le prouve son dernier coup d’éclat en date : président depuis deux ans de l’académie du film, il est parti avec pertes et fracas pour ne pas cautionner l’Hadopi locale promue par tous ses petits camarades (Almodovar en tête), et a foutu un beau bordel comme on rêverait d’en voir chez nous. Pourtant Alex de la Iglesia a déjà été pris au collet de la conformité avec Oxford Murders. Il faut comprendre ce demi-échec artistique pour apprécier pleinement la résurrection anar que représente ce Balada Triste. Il faut en fait remonter au moins à Perdita Durango, qui devait ouvrir toutes sortes de portes internationales (notamment américaines) à son auteur. Trop fou, trop agressif, trop cul, trop stylisé, trop baroque, et faisant surtout trop peu de concessions à la bienséance, le film s’est banané en beauté par faute d’une distribution décente. Alex (vous permettez que je vous appelle Alex ?) a ceci de particulier qu’il fabrique des boulets qui ne correspondent pas au diamètre des canons les plus répandus, où s’engouffrent sans peine tant d’autres cinéastes pourtant considérés comme iconoclastes. Au passage, il met en évidence l’effet pervers d’un certain mode de production et de distribution, où un film peut être sanctionné de la sorte précisément pour excès de qualité et d’originalité.

Diffusé donc de manière très très confidentielle par ses propres instigateurs (bonjour la prod Canal + qui le sort en France en putain de DTV plusieurs années après sa sortie officielle), son ticket pour Hollywood lui est passé sous le nez : de retour en Espagne, le sieur s’est employé à faire des comédies plus ou moins noires qui comptent parmi les meilleures des 15 dernières années, en rodant ses effets et son discours. Paradoxalement (car il s’agit de films complexes avec des thématiques riches et multiples), leur caractère plus identifiable, plus propice à être rangé dans un genre, a permis à ces films de lui valoir le succès qui lui avait été refusé lors de Perdita Durango – et le sésame de se rouvrir. Lorsque l’occasion s’est à nouveau présentée, on peut comprendre que de la Iglesia ait plutôt joué la carte de la démo technique en mettant ses idiomes dans sa poche. En résulte le film qu’on sait, très bien fait, bien écrit et bien joué, mais étouffant d’immobilisme, platonicien jusqu’à la caricature, aussi plat qu’un encéphalogramme d’écureuil mort et inoffensif comme une révolte de Stéphane Hessel. Entre deux propositions dont on se contrebranlait (Elijah Wood qui baise, des discussions philosophiques déjà entendues dans La Corde et mille fois depuis) et de timides saillies misanthropes qui rappelaient parfois qui était aux commandes (le bus d’handicapés), on s’emmerdait quand même un brin en se disant que s’il fallait qu’il fasse ça pour continuer, c’était un mal nécessaire.

Heureusement (ce qui est malheureux à dire), et en dépit de qualités réelles, Oxford Crimes est passé un peu inaperçu et a renvoyé notre Alex à ses droogies (la réconciliation avec Santiago Segura semble consommée) et sur ses terres (on peut d’ailleurs se demander si ce film très sage n’a pas joué comme patte blanche pour l’Académie suscitée). Face à cette déconvenue, le type réagit intelligemment : il pète la gueule à tout, déclare l’enfer au monde et à son propre cinoche et colle avec plus d’ostentation qu’auparavant des nez rouges aux cavaliers de l’Apocalypse. Accessoirement, il met tout, absolument tout, dans son dernier effort en date, dans une esthétique de collage dont l’accumulation elle-même devient une violence systématique, volontaire et dirigée. A l’opposition de celle, intransitive et nivelante, de l’époque actuelle qui mélange tout dans un magma où plus rien n’a de spécificité et où tout avatar culturel se retrouve annihilé dans le relativisme et l’inculture indifférenciée (le premier qui a reconnu la pseudo-inventivité gloubiboulguesque saluée chez une Lady Gaga par exemple, on lui offre une sucette). Ici, les collisions de référents, d’ambiances, de sentiments et de motifs artistiques ont pour vocation de provoquer la fission avec suffisamment de masse critique pour que tout pète, fort et sur tout le monde. L’incroyable générique d’ouverture, qui accole brutalement visions et personnages de l’histoire espagnole franquiste et figures de la culture populaire, artistique, cinématographique et télévisuelle (dont un hommage discret à Paul Nashy) donne le ton d’une négation de la hiérarchie culturelle sur une prétendue noblesse qu’auraient certaines de ses occurrences par rapport à d‘autres. De la figure de Dali à un club Kojak, du Ghost Rider à Goya ou à la Valle de los Caidos, tout élément de la vie physique ou mentale dépeint ici a potentiellement la même importance dans la construction subjective et pathologiquement hallucinatoire d’un monde monstrueux appelé à n’engendrer que des monstres. L’hétéroclisme forcené du film n’est pourtant pas désordonné, et encore moins gratuit – il est excessif. Il reflète surtout très précisément la vie de Javier et celle, à travers lui, de l’Espagne du vingtième siècle et de ses paradoxes.

La vie de Javier d’ailleurs, parlons-en : c’est le personnage typique de de la Iglesia, inapte, inepte, par moments magnifique, vu avec autant d’empathie que de mépris, et condamné à échouer dans ce qui lui tient à cœur, ou dont les rares victoires ne peuvent être que d’une amertume délirante. Car si le monde que voit le cinéaste crée des monstres parce qu’il est monstrueux, ce n’est pas pour autant à ses yeux une excuse pour les monstres. Misanthropie et humanisme (à l’instar des tatouages love et hate du pasteur Powell) sont les deux éléments indissociables de la personnalité de de la Iglesia, qui semble constamment à deux doigts de crever sous la pression de cet Ouroboros oxymorique. Trop retenu dans son précédent film, il s’est en réaction gavé de ses propres motifs et les régurgite tels quels, dans un désordre simulé où chaque coup porte où il le doit. On trouvera, entre autres éléments déjà vus dans les films de de la Iglesia : Santiago Segura défiant le diable, le protagoniste à proximité d’un fauve dans une séquence prégénérique, un drap qui glisse sur un cul surnaturel de perfection plastique, un personnage secondaire suspendu dans les airs en un comic relief récurrent, des clowns tristes, de l’uniforme franquiste, une image de film à la fois rédemptrice et pathogène, un épilogue réduit à presque rien, se coupant net sur un deuil paroxystique, un couple de persos défigurés et clochardisés, qui se détestent mais ne peuvent pas se lâcher, un climax qui démarque VertigoKing Kong et Freaks dans le même mouvement, des coups de marteau dans une fête foraine, des véhicules de police sur une route vus d’hélicoptère… Qu’on ne s’y trompe pas ; de la Iglesia convoque Cooper/Schoedsack, Browning, Hitchcock ou Jodorowski, mais ne parle que de son art, dont il synthétise avec ce film une vision très stylisée et magnifiée, pour peut-être le résumer avant d’aller plus loin, de faire plus fou, moins rangé, plus contondant.

Pas étonnant alors que Balada Triste soit son film le plus anarchiste, le plus nihiliste et le plus irrespectueux des usages : dès les premiers cartons, chaque organisme de financement dont le nom qui apparaît se voit salué par un torrent de rires moqueurs. Plus tard, Javier donne un coup de pied dans un crâne tout en admettant qu’il pourrait s’agir de celui de son père ; plus tôt, il aura mordu Franco lui-même, tué ses brefs geoliers, se sera défiguré et aura – entre autres – foutu le souk à la mitraillette dans un restoroute, avant de menacer un gosse en lui déclarant « Tu ne me fais pas peur ! »… Bref, il ne respecte rien parce rien n’est digne de respect – les deux fois où Javier se montre respectueux de quelque chose ou quelqu’un (d’abord son père, puis la trapéziste Natalia), son existence s’en est retrouvée détruite, ainsi que celles de plusieurs personnes autour de lui, et il a sombré dans une forme de folie pire que la précédente. Cette négativité intrinsèque à l’auteur explose régulièrement dans le récit en véritables crises clastiques complètement jetées (la défiguration à coups de saxophone) ou en surgissements parfaitement arbitraires (le trou à gibier dans la forêt). Mais l’hétéroclite, le bizarre et le foutraque sont encapsulés dans un tout cohérent qui possède sa propre logique, à la manière dont les membres du cirque au début du film (homme fort, femme à barbe, nains, clowns, acrobates) se retrouvent dans la même bataille contre les hommes du Generalissime. Si bien qu’à une époque où presque tous les films qui sortent sont narrativement sur des rails, de la Iglesia est quasiment le seul cinéaste avec Stuart Gordon à signer des métrages dont il est réellement impossible de savoir ce qui va s’y passer plus de cinq minutes à l’avance, mais qu’on ne peut jamais prendre en défaut quant à leur écriture séquentielle. C’est pas forcément un hasard si la structure de Balada Triste évoque aussi souvent celle de King of the Ants.

Dans le même mouvement, l’empathie est totale entre l’auteur et son film : il s’y dévoile (en tant qu’artiste hein, on n’est pas là pour nier l’œuvre des gens en la réduisant à leur strict vécu personnel dans un psychologisme de bon ton) de la manière la plus explicite qu’il ait osée à ce jour, au détour de deux répliques de ses alter ego. D’abord Javier qui déclare que « personne ne m’aimera si je ne fais pas rire », puis Sergio qui avoue carrément s’il n’était pas clown, il tuerait des gens… L’année 73, son attentat réussi, le début du réveil politique pour sa nation (et de son propre aveu, de la prise de conscience comme le dit un autre perso lorsqu’il affirme que ce pays est devenu fou), son contexte social et politique, est bien entendu un catalyseur de la dinguerie des antagonistes. Le film lui-même prend à son compte tous ces éléments, et le montage séquentiel très heurté est manifestement pensé pour, encore, malmener le spectateur avec pour effet ultime de le cueillir émotionnellement (ce putain de dernier champ/contrechamp !), mais pour effet intermédiaire de l’empêcher de s’investir complètement dans le récit : pas mal de plans semblent avoir été coupés un poil trop tôt, limite castrés, pour ne pas ménager de jolies images (a priori existantes dans le découpage de base) ou idées qui auraient pu dévier le propos de la baffe suivante. Procédé dont de la Iglesia abusait naguère par excès de pudeur. On peut y voir, encore, la volonté de se refaire une virginité anar en envoyant tout chier, ce qui semble le plus sain des comportements. Mais le rhéteur est peut partial en disant cela.

Alors, certes, la charge est parfois un peu fluctuante justement à cause de ce montage heurté et elliptique. Ce qui n’empêche pas le bonhomme de signer rien moins que le film de l’année précisément en affirmant sur 1h45 qu’on ne l’y reprendra plus, à faire les pieds au mur pour des interlocuteurs qu’il préfère nettement secouer comme des pruniers. Paroxystique dans l’émotion, la négativité, l’humanité et le cinoche pur et simple, Balada Triste de Trompeta est tout bonnement un chef-d’œuvre de péloche luddite (cf. la fin du climax). Et même complètement fou, volontairement défiguré, habillé de guirlandes de Noël et ostracisé de tous sauf de ses ennemis théoriques, Alex en a encore grave sous le pied. Au risque d’avoir l’air maso disons-le tout de suite : Vivement les coups suivants, et qu’ils soient forts.

-2011

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