Oui, Split est un des bons films de Shyamalan, peuplé de tout ce qu’on vient y rechercher : un cast habité et talentueux, une mise en scène inspirée et surtout un récit aux virtualités enthousiasmantes. Cependant, se greffent sur ce projet méritoire les démons de Shyamalan, et on s’interroge toujours sur la pertinence de certains de ses tics et méthodes.
Attention, ce texte contient ce qui peut s’apparenter à des semi-spoilers, inévitables dans sa réflexion sur l’usage des plot twists, en tant que fin et que moyen.
« C’est l’histoire, pas celui qui raconte », écrivait Stephen King dans The Breathing Method. Etrangement, c’est sans doute le prisme le plus pertinent pour pointer le paradoxe M. Night Shyamalan, monstre mi-wunderkind mi-repoussoir au gré des conjonctures et de ses propres humeurs. Ce prisme est étrange de prime abord, car c’est apparemment pour ses histoires que Shyamalan est totémisé : c’est leur écriture au demeurant retorse qui lui sert souvent de produit d’appel, ce que le retournement de spectateurs prompts à capituler devant un peu de bagout est sensé attester. Ce raisonnement consiste bien entendu à confondre l’ombre et la proie, dans la mesure où c’est précisément l’aspect démonstratif de la démarche du cinéaste qui en constitue la face la moins intéressante, ou en tous cas la plus contre-productive. Autrement dit, le virtuose chez lui étouffe l’auteur, comme un buisson aromatique qui foisonne tant et si bien que ses racines bouffent celles de l’arbre fruitier d’à-côté.
Dans un paysage critique et public qui, en gros, ne voit plus les nuances et n’envisage les réalisateurs que comme des Kubrick ou des Ed Wood, c’est-à-dire des auteurs gigantesques ne se trompant jamais ou des tâcherons complets sans espoir de rédemption, la réalité et ses cahots se montre de moins en moins lisible. Les carrières à la Richard Fleischer, peuplées de hauts et de bas, ponctuées d’autant de coup de génie que d’erreurs d’appréciation, s’accordent mal à cette vision binaire du monde artistique, qui fait aller les veaux au pré et permet à quelques coquins de créer des légendes ex nihilo sensées camoufler les crapuleries ordinaires du vrai monde qui sent pas bon (par exemple le marché de l’art contemporain, qui vit la cote d’un Jeff Koontz artificiellement gonflée par ses propres agents et galeristes qui rachetaient à perte les œuvres qu’ils mettaient eux-mêmes en vente, ou Canal + qui censure maladroitement sur Youtube le t-shirt à l’effigie de Bolloré et le discours de François Ruffin aux Césars…). Voir, à ce titre, la soif forcenée de célébration qui tente de nous imposer un nouveau Tarkovski médiatique toutes les deux semaines, de Dolan à Nolan, de Scott à Tarantino… Pourtant les cinéastes simplement humains et concrets, qui tapent parfois dans le mille mais pas à chaque coup, constituent une part plus que substantielle du 7ème art. Doit-on vraiment rappeler que les hommes, et parmi eux les artistes, mènent par définition des vies inégales ? Shyamalan, c’est évidemment ça : autant 6th Sense et Unbreakable que After Earth ou The Happening. A l’exception notoire que les péripéties professionnelles du bonhomme ont acquis, depuis Unbreakable, une qualité feuilletonnesque basée sur la figure même du cinéaste, régulièrement voué aux gémonies ou loué pour de « grands retours » forcément triomphants et définitifs… Jusqu’à la prochaine fois.
Nouveau « Grand Retour », donc, de M. Night Shyamalan (à croire qu’il était parti quelque part ?), nous dit-on de toutes parts depuis 6 bons mois avant même la sortie de ce Split, manifestement auréolé de mille merveilles indiscutables, qui auraient toutes plus ou moins la tête virginale d’un Haley Joel Osmond éternellement prépubère… Sauf que le film pose au moins autant de questions procédurales (d’écriture, de mise en scène, de jeu, de projet) qu’il n’apporte de jouissances de spectateur. Derrière cette dialectique, c’est la personnalité de son auteur qui est le plus petit dénominateur commun. Car depuis le début de sa carrière, M. Night Shyamalan fait montre d’une conscience de soi qui confine à un certain narcissisme, ce que n’aide pas une communication autour de ses efforts donnant elle-même dans un certain culte de la personnalité. On évoquera le nombre de court métrages amateurs, datant parfois de l’adolescence du cinéaste, balancés dans nombre d’éditions DVD de ses films successifs… Difficile d’y voir une marque de recul. Le souci du cinéaste, c’est que trop conscient de lui-même et de ses atouts sociaux, il se perd régulièrement dans l’exploitation pure et simple de ces derniers au détriment des réelles qualités intrinsèques de son cinéma, notamment la fluidité et la sobriété de sa mise en scène, et la lisibilité de ses enjeux narratifs qui rappelle les fameux « oners » de Spielberg (la scène de l’hôpital au début de Unbreakable). C’est hélas ce qui arrive sur Split. Il met ainsi plus d’énergie à donner des signes de virtuosité, qu’à se mettre au service des besoins organiques de son histoire.
L’erreur que l’on a commis est de ne louer le travail du cinéaste que pour son aspect performatif. Dans une certaine mesure, il commet lui-même cette erreur, semble même régulièrement s’y rouler avec délices. A trop regarder l’effet « à produire », certains de ces films ratent les qualités qu’ils ont sous le nez : en résultent de pénibles pensums qui ratent et l’émotion et le propos par manque de discernement dans leurs priorités. La parabole politique assénée de The Village, ou l’autoglorification et les accès revanchards de Lady in the Water (la mort du critique…), tombent ainsi en travers de sujets en or que le talent de conteur de Shyamalan a par ailleurs tout pour transcender, dut-il s’oublier au profit de son art.
Or, le principal composant du marqueur social apposé à Shyamalan lui est venu des qualités commerciales, et non esthétiques, de 6th Sense : la qualité du jeu de ses comédiens (tout le monde aime les performances à Oscars), et le sacro-saint plot twist final. Il faut dire que le plot twist, à l’instar du cliffhanger en série télévisuelle, fonctionne quasiment à coup sûr dans notre monde régi par la communication « virale ». Et que la mode n’est pas venue que de 6th Sense (on se paumoyait déjà plus abondamment sur Usual Suspects ou The Crying Game, merci bien). L’une des marques du cinéma de Shyamalan est en outre qu’il sait mettre en valeur non pas le plot twist, mais les indices du plot twist, à l’aide de signes que l’on peut aisément reconnaitre à la seconde vision du métrage (le jeu sur des couleurs isolées, des cadres sursignifiants, des fusils de Tchekhov, etc.). Le procédé est flatteur autant pour le réalisateur que pour le spectateur, il remporte donc un succès proportionnel, mais il n’est pas interdit de le trouver grossier, voire véhément : « regarde comme je réalise bien ! ». Il n’est pas non plus interdit de pointer que cette véhémence est aussi dans la pulsion d’adoration que l’exercice assouvit chez l’interlocuteur.
Surtout, le temps de métrage pris par cette véhémence n’est pas consacré à la narration effective, effet d’autant plus rageant que lorsque les histoires racontées ont l’heur de se développer selon leur pente naturelle, le résultat est formidable (Unbreakable, encore). Mais voilà, Shyamalan s’emploie trop pour son propre bien à se faire accepter, à la poursuite du double bénéfice symbolique de la conformité et de la glorification personnelle. Soit par des tentatives de blockbusters dont on peut contester la pertinence (Avatar, After Earth), soit en émulant la formule qui a fait son succès initial sur des récits qui n’en ont pas forcément besoin. En cela, il n’est pas aidé par la manière unilatérale dont est envisagé son cinéma, par le public et la critique, qui part systématiquement à la chasse aux fameux plot twist, et s’offusque lorsqu’il n’y en a pas (Unbreakable, toujours)…
Il y a bien un twist au centre de Split (voilà, vous pouvez laisser cet article et courir en salle avec l’assurance d’avoir un sujet de conversation en sortant). Mais justement, pour la première fois dans la filmographie de Shyamalan, le twist effectif entre en conflit ouvert avec l’annonce de plot twist qui caviarde le film. Cette annonce joue en effet uniquement la carte de la fausse alerte – pour mieux nous surprendre et nous retourner comme des crêpes, mais aussi et surtout pour nous convaincre de la virtuosité d’écriture de l’auteur. De fait, une part énorme de l’énergie du film est employée à mettre le spectateur sur une fausse piste : celle de la spéculation sur la nature réelle du personnage de Casey et le fait qu’elle est peut-être l’une des personnalités de Kevin. Tout, des cadres à la caractérisation, concourt à jeter cette poudre aux yeux et l’on redoute pendant presque tout le métrage que le scénario prenne la voie facile du plot twist schizo-pirandellien. On guette donc ces faux indices en anticipant l’accablement à venir : un mouvement de caméra ambigu à l’extérieur de la voiture, une séparation stricte de Casey et de ses compagnes de servitude dans les cadres, les raccords sur l’axe des 180° lors des dialogues (qu’on ne retrouve, par ailleurs, que lors des entretiens avec la thérapeute), la passivité apparente du personnage alliée à sa connaissance instinctive du fonctionnement de son geôlier. Et le film de traire bien plus que de raison le trauma de l’héroïne via 5 retours en arrière alors que 2 auraient suffi… Pendant ce temps, cinéaste et spectateur ignorent plus ou moins volontairement ce qui fait pourtant le cœur du film : les personnages eux-mêmes et leur rapport à la dépersonnalisation d’abord, et ensuite l’argument fantastique passionnant autour de la plasticité du corps sous influence cérébrale, qui revisite avec brio Jekyl et Hyde.
Ainsi lorsqu’arrivent les révélations, et notamment le twist émotionnel relatif à Casey, son histoire et son mode de vie qui la rapprochent effectivement grandement de Kevin, tout tombe un peu à plat. D’autant que la mise en scène choisit le troisième acte pour tirer à la ligne et s’intéresser enfin aux deux adolescentes qu’on a hélas déjà appris à voir comme négligeables (selon la terminologie de leur , et dont on se fiche vite comme d’une guigne qu’elles s’en sortent ou pas. A cela s’ajoute une débauche de signifiants qui touchent au ridicule lors de deux échanges bizarrement bâclés entre Casey et Kevin.
Il est absolument dommage que le démonstratif dilue la justesse de la sorte. Au point que cette course à l’échalote sensationnaliste se phagocyte elle-même en trivialisant, in fine, son principal produit d’appel réel au profit de l’illusion d’un autre. C’est bien entendu du jeu de James McAvoy qu’il est question ici : si la performance est bluffante, c’est justement dans les moments où Shyamalan ne réclame une « PERFORMANCE », mais dans des moments calmes a priori mineurs. La caractérisation très Actor Studio de la Bête, appuyée par un peu subtil jeu de miroir en fin de métrage, ne doit surtout pas éclipser la subtilité assez folle des scènes de journal vidéo, ou cette scène où l’une des personnalité en imite une autre pour abuser la thérapeute, avec juste ce qu’il faut de nuance pour vendre la mèche. Dans ces quelques minutes, on assiste à l’équivalent, en termes de jeu, de ces lettres des Liaisons Dangereuses où Valmont et Merteuil émulent le style de Volanges, la plume de Laclos faisant merveille à caractériser les styles distincts. Stylistiquement, narrativement, c’est tout simplement fou. La même virtuosité se retrouve chez McAvoy qui n’a plus à prouver sa valeur depuis longtemps… Et tombe dans la panneau de l’inévitable scène « benchmark » où les personnalités tiennent conciliabule alternativement face-caméra pour la gouverne de Casey, que de trop nombreux découpages de flashes-back ont achevé de disqualifier en tant que vecteur du spectateur. On aura soin d’oublier vite cette minute embarrassante, où les personnages soigneusement échafaudés (au point qu’on les distinguerait presque par moments), se retrouvent ravalés brièvement au rang de ces sketches télévisuels d’imitateurs qui annoncent nommément chaque nouvelle voix… Or, Shyamalan prouve qu’il est capable de bien plus d’humanité et de subtilité à bien des reprises dans le métrage, via en particulier la thérapeute (qui souffre pourtant de son lot de fiches wikipedia assénées dans le dialogue) et le jeu impeccable de Anna Taylor-Joy, la seule semble à ne pas se noyer dans les injonctions contradictoires de son réalisateur…
Car le film, même couvert de ces parasites hélas récurrents chez son auteur, est bel et bien là et survit jusqu’à la révélation du caractère de Casey qui justifie tout ce qui a précédé, non pas narrativement (option « Bruce Willis était déjà mort!!! »), mais dans son projet même. La révélation émotionnelle du personnage, qui peut paraître anodine (pas de montée musicale, pas de payoff visuel) est une proposition d’une noirceur et d’une justesse psychologique rares, qui prouve à nouveau l’intelligence de Shyamalan lorsqu’il s’agit de sonder les cœurs ; proposition qui met salubrement à mal le cynisme ordinaire qui ne voit le spectateur satisfait qu’en cas de revanche armée de la victime, au mépris du réalisme le plus quotidien. Ici le discours se rapproche de celui d’Hannah Arendt sur la banalité du mal, et l’étend à l’ensemble de la condition humaine, les actes de bonté étant placés sur le même plan philosophique. Que « la Bête » se pose comme un pas en avant l’évolution humaine, en appuyant en outre cette affirmation par des miracles, pose l’idée de connaissance au-dessus de celle de la vertu, comme dans les cultes lucifériens ou celui de Kali… Kevin d’ailleurs, le « vaisseau » de toutes les personnalités, est lui parfaitement ignorant des apprentissages de ses avatars, et demande en toute logique à être éliminé. L’argument du pouvoir du cerveau sur le corps et ses mutations, qui pousse un fait médical encore peu exploré jusqu’au fantastique le plus échevelé, offre, à l’occasion du très bel épilogue, rien moins qu’une origin story parmi les plus excitantes qu’il nous ait été donné depuis au moins… Unbreakable tiens ! On rêve alors que ce dernier plan atteste du désir de Shyamalan de revenir à l’humilité qui lui a fait commettre le chef-d’œuvre du film super-héroïque, délaissant sa foire à la conformité pour un « univers étendu » qui a plus de gueule que les empoignades routinières de chez Marvel. Avouons qu’un Shyamalan qui s’oublierait un peu au profit de ses récits ET ne s’étiole plus à ménager toutes les chèvres et tous les choux (c’était le bémol de The Visit), est une perspective sacrément exaltante.
-2016
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