– Retour sur The Thing, Prince of Darkness et In The Mouth of Madness
Où l’on verra que les destinées de Big John et du père de Nyarlathothep sont plus entretoisées qu’on ne le croirait en les prenant strictement à la lettre.
Mouvement paradoxal du brouillage des codes : le geekisme est passé de particularisme vu de haut à marché porteur, puis de marché à identité sociale à la mode, et enfin de mode à culture dite « alternative », « alternatif » étant bien entendu le terme qui désigne le fait d’avoir rejoint le mainstream le plus moutonnier. Par la grâce de ce glissement de terrain culturel, Howard Philips Lovecraft se voit frappé d’une notoriété aussi parcellaire que trompeuse. En effet les tombereaux de Cthullus en peluche vendus sur Internet ne font pas bouger les lignes (ou de manière si marginale qu’elle en devient négligeable) quant à la reconnaissance réelle due à un auteur qui n’est pas appréhendé à sa juste valeur littéraire et culturelle, voire qui reste purement et simplement ignoré par l’immense majorité de la population ainsi que des sommes critiques. Pourtant, Lovecraft est sans aucun doute l’un des auteurs capitaux du vingtième siècle occidental. Oui, au même titre qu’un Hemingway, un Neruda ou un Céline, n’en déplaise. Pas tant pour le style (encore que cela se discuterait âprement, viens-y donc) que pour la construction narrative et le caractère mythologique de l’œuvre qu’il a instigué.
Le terme de mythologie relatif à la construction d’une telle œuvre est évidemment à considérer loin de l’abâtardissement qu’il a subi ces trente dernières années dans les sphères médiatiques; d’un côté avec le comic book et la bande dessinée, où toute timeline complexe (et par extension tout arc ou concept de récit original) se voit affublée du mot « mythologie », et surtout dans le monde de la série télé qui emploie le mot comme un présupposé de modèle narratif par épisodes, c’est-à-dire en n’en prenant que l’acception de compilation de petites histoires au sein d’un gros récit. La notion de mythologie réactivée dans les jeunes années du vingtième par le reclus de Providence est bien plus classique et pleine que cela, notamment dans son acception ethnographique telle que la définit Lévi-Strauss. C’est-à-dire la mythologie telle qu’elle fonctionne en Grèce antique, selon la notion de méta-mythe agglomérant, qui n’encapsule pas des sous-intrigues un arc narratif, mais comme un nuage thématique aux bords non définis et mouvants, dont l’atomicité de mythes (de récits) qui le constitue assure la cohérence et la robustesse de l’ensemble. Ce pouvoir d’agrégation ne s’arrête pas aux mythes eux-mêmes mais intègre virtuellement toutes sortes de savoirs et de dynamiques, sociales, politiques, scientifiques ou conceptuelles dans une direction philosophique donnée (Ici, la mythologie tend vers un grand principe : l’univers est infiniment plus vaste et plus étrange que nous ne pouvons même le concevoir). C’est précisément ce travail que Lovecraft a mené au sein de sa propre œuvre qu’il intégrait dans une continuité, entre autres celle de Dunsany et Machen (mais aussi Borellus, Haggard, Füssli…), en y intégrant toutes sortes d’éléments scientifiques, philosophiques ou culturels variés (et pour certains inédits dans leur dimension cosmologique), mais surtout en n’en étant pas le seul dépositaire. Certes, son panthéon d’outre-mondes est de l’ordre de l’inouï, la profusion d’entités, de lieux et de phénomènes est propre à un système mythique riche, mais les mythes lovecraftiens ne sont pas gravés définitivement dans l’onyx, et la mythologie s’enrichit sans cesse avec les ouvrages d’autres auteurs. Ces apports ont d’abord pris place dans la littérature avec les correspondants et les continuateurs de Lovecraft lui-même, et se retrouvent depuis dans la musique, le jeu vidéo, et surtout le cinéma, ce médium si propice à la mythologie. Ce qui nous mène à John Carpenter et ce qu’il nomme lui-même sa Trilogie de l’Apocalypse.
Les mythes lovecraftiens, par leur nature conceptuelle même (indicible, écriture extrêmement allusive, rapport à la temporalité et à la matière proprement inconcevevables concrètement), posent un gros problème pour être transposés ou traduits en termes cinématographique. On dénombre les tentatives d’un cinéma du lovecraftien au sein de deux grandes approches, des adaptations de récits existants (voir les films de Stuart Gordon, et en premier lieu l’excellent Dagon) et des récit originaux se rattachant à la mythologie qui nous intéresse, ajoutant leur pierre à l’édifice de manière plus ou moins affichée. C’est dans cette logique que se situe John Carpenter dans ce qu’il nomme lui-même sa Trilogie de l’Apocalypse : des films qui travaillent des thèmes et des imageries lovecraftiens, ce dont le cinéaste ne se cache pas le moins du monde, mais sans jamais mettre explicitement en avant cette approche. Jamais on n’y parle des Grands Anciens, du Necronomicon ou de Yuggoth, et pourtant il serait inconcevable d’aborder la notion d’un cinéma du lovecraftien sans évoquer The Thing, Prince of Darkness et In the Mouth of Madness, tant ces films touillent la pâte de la mythologie pour en tirer des récits inédits mais pratiquement inenvisageables autrement que par le prisme de celle-ci. Carpenter, peut-être plus par persévérance que par dessein, s’est attelé sur plus de quinze ans à donner sa dimension cinématographique au mythe lovecraftien. En effet, si In the Mouth of Madness est considéré généralement comme l’un des films lovecraftiens définitifs à l’heure actuelle sa réussite formelle et conceptuelle s’est construite sur les acquis de ses deux prédécesseurs qui, en se colletant moins frontalement avec Lovecraft (ou plutôt d’une manière moins visible, reprenant plus l’esprit que le folklore, nous y revenons plus bas), en ont exploré des aspects qui font problème pour qui veut traduire le matériau avec les seuls moyens d’image, de son et de découpage dont dispose le cinéma : une imagerie de l’indicible d’un côté, et la traduction d’une hostilité cosmique, supranaturelle, d’entités non matérielles, de l’autre. Tout porte à croire que Carpenter aurait utilisé les deux premiers films de sa trilogie officieuse pour apprivoiser ces enjeux, afin de rendre au mieux un univers lovecraftien non tronqué avec le troisième. On pourra envisager alors la construction que constituent ces trois métrages comme une voûte, dont la clef est In the Mouth of Madness. Parlons de celui-ci en premier et allons à rebours de l’évident au diffus, d’In the Mouth… qui cite ouvertement les Grands Anciens à The Thing qui fait passer Lovecraft en contrebande.
In the Mouth of Madness
C’est ainsi que John Carpenter évoque son film le plus ouvertement lovecraftien : « Je n’avais pas dix ans que je lisais déjà The Dunwich horror dans mon lit. (…) J’ai d’ailleurs carrément cité Lovecraft texto. Quand Linda Styles lit des passages du nouveau livre de Cane, passage que Trent va voir se matérialiser devant ses yeux, elle lit en fait des citations presque exactes de livres de Lovecraft, Des rats dans les murs notamment. » Carpenter ne cache pas (ici dans une interview-carrière pour Mad Movies) sa passion pour Lovecraft, ni le désir qu’il a depuis le début de sa filmographie de se colleter directement avec le matériau lovecraftien, comme il en trouve l’occasion sur In the Mouth of Madness, qui démarque avec une grande efficacité l’univers et les préoccupations de la mythologie. Pourtant, In the Mouth of Madness n’est pas, à la base, un script de Carpenter mais de Michael de Luca, un temps président de New line films et depuis devenu producteur au sein de Dreamworks. Un script qui, d’ailleurs, n’a rien de lovecraftien dans sa mouture originale. C’est un récit qui participe de ce mouvement ouvertement méta-textuel, qui s’affirme dès le début des années 1990, de films et de romans traitant de l’irruption du fictionnel dans le réel : on citera à ce titre la saga La tour sombre de Stephen King, A vos souhaits de Fabrice Colin, Des nouvelles du bon dieu (1996), Candyman (1992) ou même Fight Club(1999). Le récit en lui-même se présente comme une longue prise de conscience où John Trent, enquêteur pour une compagnie d’assurances, part à la recherche de l’écrivain d’horreur à succès Sutter Cane. Ce dernier s’est retiré dans une ville qui s’avère être sa création, Hobb’s end. Trent finit par apprendre qu’il est lui aussi une création de Cane et que sa fonction est d’amener dans le monde réel le dernier livre de celui-ci, destiné à causer l’apocalypse. La fin du film le voit, en pleine fin du monde, s’échapper de l’asile où il a été interné, pour retrouver, au cinéma, le film de ses propres aventures (en fait une adaptation du roman de Cane).
Carpenter n’accepte ce film en 1994, après deux refus, qu’à la condition explicite de pouvoir le remanier dans un sens lovecraftien. C’est-à-dire, y ajouter une dimension panthéiste et des éléments directs de la mythologie (en l’état, Cane étant aux ordres de ce qui apparaît comme les Grands Anciens, Hobb’s end en tant que lieu fictif coupé du reste de la Nouvelle Angleterre, ainsi que diverses citations qui caviardent le métrage : Mme Pickman en référence au peintre de ghoules d’une nouvelle éponyme, les couvertures des livres de Cane bourrées de clins-d’oeil). Carpenter, très cartésien, en profite aussi pour faire de Trent son alter ego officieux. C’est ainsi, bien que le film développe sa propre storyline, indépendante totalement des écrits de Lovecraft ou des autres auteurs du mythe, que In the Mouth of Madness constitue sans doute le récit lovecraftien au cinéma le plus concluant en termes de rendu d’ambiance, d’imagerie et de structure narrative. Ainsi la construction même du récit, son arc narratif, se fait sur une base éminemment lovecraftienne : Le protagoniste, John Trent, est placé en psychiatrie et raconte son histoire à un visiteur.
Car ici, on ne badine pas avec la mythologie, et le moindre des défis que relève le film n’est certes pas la mise en place d’une réalité alternative qui permet une visualisation concluante du folklore lovecraftien. En effet, toutes les tentatives en ce sens, et a fortiori celles évoquées dans cet opuscule, mettent au jour le même problème plastique et structurel : la visualisation physique, c’est-à-dire le fait de conférer une existence cinématographique à l’écrasant jeu de références de l’imagerie lovecraftienne (peuples, créatures, divinités, mais aussi lieux, péripéties ou modes narratifs particuliers comme l’extension ou la contraction de la temporalité) est une difficulté cruciale. Ici, la construction même pose d’une manière très efficace le caractère fugitif et parcellaire de l’apparition de l’élément surnaturel : Ainsi l’argument de base de l’histoire contée est le retour de divinités occultes (on reconnaît les Grands Anciens sans que leur identité soit explicitement déclinée) via les créations d’un auteur qui leurs servent de ciseau pour pénétrer notre plan de l’univers. C’est une reprise du motif, cher à Lovecraft, d’une menace hors d’âge qui revient en s’annonçant par des créations ou des activités humaines (on pense bien entendu aux sculptures et aux cultes de L’appel de Cthulhu, aux peintures de Pickman (Pickman’s model, 1926) dans la nouvelle éponyme, mais aussi dans une certaine mesure aux expériences scientifiques diverses qui ont pour effet de permettre une pénétration plus ou moins prolongée des déités dans notre monde : Les chiens de Tindalos par exemple, ou encore le diptyque de nouvelles Celui qui hantait les ténèbres et L’ombre du clocher).
En termes d’imagerie pure, Carpenter pose une singulière et pertinente troisième voie entre inflation des effets numériques et suggestion totale : il utilise de manière quasi exclusive les effets spéciaux sur plateau (effets mécaniques, prothèses, miniatures, animatronique, marionnettes) du studio KNB, ce qui confère aux créatures, notamment, une présence physique tangible dans l’univers dépeint (et une menace mécaniquement plus prégnante via la possibilité d’une interaction corporelle « réelle » avec les personnages), mais dose leur monstration en les ramenant à la portion congrue : ainsi les déités sortent du trou dans le « réel » pratiqué par Cane (c’est le seul effet numérique ostensible du métrage, ce qui souligne bien la virtualité de ce réel dans l’économie de la narration du film : Ce réel est envisagé comme une surface plane, et de l’autre côté, on voit ce qu’il est réellement, c’est-à-dire le texte d’un livre. L’univers auquel appartient ce livre, est posé comme invisualisable au sens métaphysique du terme), mais on ne les voit pas au sein de cet ailleurs, à la faveur d’un contrechamp par exemple. Ils ne sont visibles, lorsqu’ils poursuivent Trent dans l’espace de la narration (après avoir passé le trou dans la page), qu’à travers de très bref plans de coupe, très parcellaires et cadrés en longues focales, et un seul plan large de moins d’une seconde. L’aspect fugitif de ces visions constitue un choix qui émane strictement de la mise en scène ; revoir la séquence de l’effrayante transformation de Mrs Pickman en monstre tentaculaire armé d’une hache : cinq plans y suffisent, alors que le story board original prévoyait une scène plus longue où Mrs Pickman tentait d’attraper Trent. Cette fugacité les rend d’autant plus efficaces qu’elles participent d’une crédibilisation globale de la menace innommable : ce qui a été montré ne peut plus être nié (la visibilité directe confère une réalité dans l’économie du film), mais son contour conceptuel reste peu défini du fait de sa brièveté et, de fait, contamine le reste du récit par son caractère « partiellement innommé », selon ce principe de la mythologie lovecraftienne qui consiste à esquisser un univers dont la crédibilité de l’ampleur – et le caractère intrinsèquement inquiétant de cette ampleur – vient du fait de n’en décrire qu’une infime fraction qui évoque plus qu’elle ne montre, car ce qu’elle montre implique un certain nombre de conjectures.
Ici, c’est par les diverses péripéties se déroulant à Hobb’s end, et dont Trent et Styles sont alternativement témoins, que l’univers (celui de Cane, de Carpenter, des Grands Anciens) est esquissé de la sorte. Certaines de ces péripéties font explicitement l’objet de récits précédents de Cane. Mais c’est surtout leur intervention apparemment décontextualisée qui jette la confusion quant à la temporalité et au hors-champ. Car l’intervention des éléments se fait toujours avec un sens de l’évocation à la fois fluide et prégnant : les enfants courant après le chien au ralenti, ces mêmes enfants zombifiés accompagnés du chien ayant entre-temps perdu une patte, le cycliste vieilli et sa phrase sibylline « J’peux par partir, ils veulent pas que je parte », le motif de l’éolienne, filmé de manière à souligner une signification lourde d’un sens qui nous échappe (et qu’on imagine sortie des livres de Cane), Styles qui embrasse passionnément un Sutter Cane affublé d’un homoncule monstrueux dans son dos, ou encore l’intense confrontation entre les villageois et Sutter Cane à l’église ; l’un des villageois réclame son fils à Cane, mais ni ce villageois, ni l’enfant, ni la raison de la rétention de l’enfant, ni même Cane d’ailleurs, n’ont été introduits physiquement au préalable à ce point du métrage . Lorsque de telles séquences sont introduites, cela ne fait qu’augmenter à l’impression de prendre en marche le train d’une histoire plus vaste que celle qu’il nous donné de suivre : Styles désignant les villageois et assurant Trent qu’ils sont armés avant même qu’ils soient descendus de voiture, le père de famille qui se suicide dans le bar (cet acte extrême prouve à Trent que ce qui se passe dans cette ville ne relève pas de la supercherie), la sous-intrigue de Mrs Pickman qui séquestre son mari avant de le démembrer et qui possède un bien étrange tableau montrant ce que deviendra le genre humain suite au retour avéré des Grands Anciens (cette intrigue est même contextualisée de manière explicite dans le film puisqu’il y est dit clairement qu’il s’agit de la Mrs Pickman de Horreur à Hobb’s end)… Une telle mise en abyme thématique crédibilise un univers fantasmatique tout en jetant le doute sur le statut de cet univers par rapport à la réalité, quelle qu’elle soit.
In the Mouth of Madness constitue une étape importante dans la symbiose entre la mythologie lovecraftienne et les media audiovisuels, en particulier le cinéma. Ici, c’est par cet art intelligemment dosé de la suggestion thématique et plastique, un art du partiellement montré et non du caché, que Carpenter reprend la même musique, avec des instruments techniques (le cinéma) et conceptuels (le questionnement dickien du réel en tant qu’entité et que notion, la meta-textualité, mais aussi des éléments plus anecdotiques comme l’ajout de données économiques dans la thématique du récit), différents de ceux qui ont vu la naissance de la mythologie lovecraftienne (la littérature) : celle d’un monde plus vaste et plus étrange qu’on ne le perçoit, ampleur et étrangeté qu’on ne peut appréhender, de manière prospective, que par la théorie intellectuelle (par l’extrapolation scientifique et philosophique) et la poésie (ici, l’association d’idées par un découpage, une imagerie, et un montage séquentiel à la fois évocateurs et déroutants). Le film de John Carpenter prolonge ainsi la mythologie de manière respectueuse mais sans faire l’économie de partis pris affirmés, qui posent un pont avec des procédés narratifs modernisés (on y évoque d’ailleurs nommément Stephen King, grand rénovateur de la littérature dite de genre). Un film sans aucun doute parmi les plus lovecraftiens de l’histoire du medium, au sens où le folklore de la mythologie y est rendu de manière très convaincante, mais surtout parce qu’il offre de ressentir le fameux effroi des espaces extérieurs cher au rêveur de Providence, sans qu’on puisse ignorer la réelle identité du passeur.
Prince of Darkness
Le cas de Prince of Darkness, réalisé huit ans auparavant, est pourtant tout aussi éclairant et ne laisse lui non plus aucun doute quant aux intentions lovecraftiennes de son auteur, bien qu’on n’y trouve ni tentacules ni phrases imprononçables proférées par des moins qu’humains au service d’entités opérant d’un ailleurs nébuleux. Pourtant cette menace cachée, occulte, est l’enjeu tout lovecraftien au centre de Prince des ténèbres. Le film tourne autour d’une église contenant dans une crypte au sous-sol un mystérieux container ou tournoie un fluide vert. A la mort de son gardien, un prêtre convoque le scientifique iconoclaste Birack et ses étudiants pour investiguer sur l’objet et un grimoire ancien. Il s’avère que le fût a sept millions d’années et contient rien moins que le fils d’un principe maléfique primordial, sorte d’anti-Dieu résidant dans l’antimatière et cherchant à infiltrer notre monde via les miroirs. Un mal ancien qui cherche à prendre le contrôle du monde, des écrits occultes, des sectes millénaires (à l’instar des cultistes de Cthulhu, les clochards de la ville sont organisés en sorte de secte. Ils assiègent l’église, y maintenant les chercheurs coûte que coûte, dès que l’activité reprend dans la crypte), un supra-univers inconcevable autrement qu’en pure théorie, et la convocation de la science, voilà un film qui reprend à son compte les thèmes récurrents de la mythologie lovecraftienne pour les acclimater au cinématographe dans un récit par ailleurs peu chiche en action. L’argument de base, ainsi, reprend le début de L’appel de Cthulhu : à la mort d’un vieil homme, le savoir qu’il détenait ouvre des perspectives effrayantes. Et c’est par la convocation des faits, et l’accolement du folklore et de la science, que la prise de conscience devient inévitable.
En effet, les étudiants convoqués par Birack opèrent dans des domaines en apparence non connectés les uns aux autres : biologie moléculaire, physique quantique, mathématiques, radiologie (discipline qui permet de se rendre compte que le fût est fermé de l’intérieur) mais aussi traduction de langues anciennes et théologie. Ainsi, le mal est ici un fait réel, tangible, et même vérifiable de manière expérimentale, une entité appréhensible par plusieurs prismes de la connaissance ou de la prospective. Il est toutefois encore envisagé comme profondément indicible : la première phrase traduite du grimoire le désigne par le terme de « chose » (procédé déjà utilisé dans le film éponyme, en 80), et l’on n’en verra au final pas plus qu’une main, griffue et massive. L’indicible, pour rester non dit (non décrit), est montré à la caméra via ses effets sur les humains, puisque le liquide, après s’être écoulé du container pour se répandre au plafond, va investir les chercheurs les uns après les autres, commençant par la radiologue, avant que le mal se transmette d’individu en individu selon un schéma de contamination, de contagion du mal, cher au cinéaste. Certains se zombifient, quand d’autres sont instrumentalisés de manière plus, une chercheuse se voyant l’hôte du démon lui-même via un étrange hématome qui s’avère être une marque cabalistique utilisée dans des rites magiques médiévaux.
Malgré la structure de film de siège, les implications du récit sont étonnamment globales en termes cosmologiques : le réveil de l’entité coïncide ainsi avec l’observation d’une supernova précambrienne, et la prophétie écrite, une fois traduite, révèle que le Diable lui-même est une création de cette entité qu’on pourrait qualifier de Grand Ancien. L’intégration mythologique est lieu d’une phagocytose pure et simple de traditions extérieures au mythe, ici le christianisme envisagé comme guère plus qu’un jeu de l’esprit destiné à détourner l’attention du véritable Mal, mais aussi des éléments comme les équations différentielles, trouvées dans des écrits datant d’une époque bien antérieure à la démonstration de ces dernières (un procédé qu’on retrouve souvent chez les sorciers de Lovecraft).
C’est sans doute dans Prince of Darkness que la concordance scientifique, composante essentielle de la mythologie lovecraftienne, est poussée le plus loin : utilisation des mathématiques, physique des fluides, théorie des quanta (les équations qui s’affichent sur les divers écrans d’ordinateurs ont été rédigées par un chercheur en physique, et font référence à la mécanique des fluides, à l’électromagnétisme et à la physique quantique), mais aussi des théories plus exotiques, comme le message vidéo envoyé du futur par le principe des tachyons, qui conditionne la prise de conscience effroyable des dernières minutes du métrage (le récit qui tend vers une révélation affreuse est aussi l’une des marques de fabrique de Lovecraft), ou ce principe dérivé de la relativité et énoncé dans les années 1930 de la réalité créée par l’observateur… Le mal est envisagé scientifiquement, ce qui rend sa nature et ses manifestations d’autant plus inquiétantes : l’utilisation des insectes s’explique ainsi par le rayonnement électromagnétique de la force qui se met en branle, et leurs apparitions marquent une gradation de la répulsion et de l’étrangeté, sur le mode de l’infection et de la contagion par vecteurs : avec d’abord des fourmis qui grouillent à l’extérieur, sur le campus, puis dans la télévision qui parle de la supernova, avant d’assiéger littéralement l’église (les vitres se couvrent de vers) et finalement les êtres humains (les clochards couverts de fourmis ou d’asticots, mais aussi le chercheur occis qui sert de porte-voix à l’entité).
Cependant, si la science permet de corroborer les faits inquiétants, elle ne permet en rien de les arrêter. C’est encore une fois éminemment lovecraftien (voir par exemple la nouvelle The Whisperer in Darkness). Les messages du futur montrent que les tentatives de circonscrire le Mal dans le monde de l’antimatière ont échoué, et surtout le Mal se manifeste comme une entité dont la nature peut être à la rigueur définie mais non circonscrite, en ce sens que ces manifestations vont à l’encontre des lois naturelles les plus élémentaires : le container est fermé de l’intérieur, le liquide vivant s’écoule vers le haut, la mort ne semble pas un état spécialement gênant, une éclipse étrange semble conditionner le réveil d’une entité pourtant enfermée dans un sous-sol sans vue sur le ciel, et les miroirs se traversent littéralement.
Comme dans les premiers mots de la nouvelle Call of Cthulhu (« Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie » ), la connaissance est ici non seulement effrayante, mais dangereuse, puisque ce sont des scientifiques venus étudier le container qui s’avèrent les instruments de la libération ultime du Mal. Mal qui, lui-même, rend sa sentence quant à l’utilité ultime et de la religion, et de la science, dans une sentence lapidaire tapée par une de ses marionnettes humaines : « Vous ne serez pas sauvés par le Saint-Esprit. Vous ne serez pas sauvés par le Dieu Plutonium. En fait vous ne serez pas sauvés du tout. » On le voit, les deux « traditions » s’avèrent inopérantes, face à quelque chose de foncièrement autre, et peut-être plus vaste et important que notre réel. A la fin du film, et à l’instar des Grands Anciens (rien ne prouve d’ailleurs que ce mal absolu n’en soit pas un – ou plusieurs), l’avènement de l’entité, ou des entités, SERA, tôt ou tard, lorsque les étoiles seront dans une configuration favorable : ici le motif de la supernova lointaine et l’éclipse de soleil reprennent ce rôle cyclique. Et le motif de la main approchant de la surface d’un miroir reprend symboliquement cette dynamique cyclique, lorsque Brian Marsh, réalisant l’erreur faite par Catherine qui s’est jetée dans le miroir de l’église pour enrayer la venue de ce qui se trouvait de l’autre côté, approche sa main, lentement, du sien. Un plan qui reprend de manière inversée celui de la main du Mal s’approchant, dans le monde de l’antimatière, de la ligne de démarcation entre les mondes. La coupure au noir du générique intervient juste avant le contact. Un final basé entièrement sur la suggestion, que Carpenter, qui pourtant aime aussi pousser ses effets, maîtrise avec un art consommé. En effet ce qui est horrible, au sens fort, n’est qu’une manifestation de ce qui se cache (chairs corrompues, meurtres, violences), alors que ce qui cause ces effets est foncièrement autre, ce qui le confine dans un hors-champ physique (ce qui n’est pas dans le champ de la caméra) et thématique (l’antimatière, l’autre côté du miroir). Tout ce qu’on sait avec certitude, c’est que ce qui est de l’autre côté ne doit pas être beau à voir, s’il est seulement, par nature, supportable par l’esprit humain.
The Thing
Car qu’est-ce que la notion d’Indicible, telle qu’elle est construite par Lovecraft et ses zélateurs, si ce n’est l’affirmation d’un esprit humain par nature étriqué, handicapé conceptuellement, face aux virtualités d’un méta-univers plus vaste, plus étrange, plus terrifiant et recelant plus de beautés que le reflet tronqué que notre monde salue du terme de réalité ? Pour sa première prise de champ dans les fins du monde, et dans les concepts lovecraftiens qu’il se met en demeure de traduire au cinéma, Carpenter s’attaque directement à cet Indicible ou les autres se sont cassé les dents avant lui (et beaucoup après), soit le nœud du problème. En livrant du Lovecraft plein pot sous un camouflage habile.
A priori, La chose d’un autre monde de Christian Nyby (en fait une réalisation « occulte » d’Howard Hawks, ce qui est l’une des motivations de Carpenter, grand amateur du cinéaste), histoire d’une plante extraterrestre intelligente qui imite alternativement des chercheurs scientifiques en arctique pour conquérir le monde, n’est pas lovecraftien pour deux sous, pas plus que la nouvelle originale de John Campbell, Who goes there ?. Basé sur la paranoïa (Untel ou Untel est-il la créature ?), le récit est surtout une parabole anti-communiste comme il en pullule à l’époque. Pourtant Carpenter remanie le script du remake, écrit par Lancaster, pour y flirter constamment avec le lovecraftien en termes esthétiques et méta-textuels. Le film, dans sa contextualisation, apparaît en fait, non pas comme une adaptation officieuse de At the mountains of Madness (le récit se développe sur sa propre ligne narrative), mais comme un récit qui reprend et réarrange ses éléments : la menace fossile qui s’éveille, le shoggoth, les chercheurs en Antarctique, la découverte d’un camp ravagé et d’un site antédiluvien, preuve d’une civilisation non humaine venue de l’espace. La trame générale du script, en tous cas, reprend peu ou prou le canevas chronologique de At the mountains of Madness : une civilisation non-humaine s’éteint en Antarctique à cause d’une espèce protoplasmique. Des millions d’années plus tard, des chercheurs scientifiques découvrent des fossiles de l’époque sur les lieux, ainsi qu’un site de cette civilisation. Leur camp est décimé. Une seconde équipe constate les dégâts, mène une enquête qui revêt une menace pour l’avenir de l’humanité et rencontre le protoplasme. Il ne restera de cette rencontre que deux survivants.
Outre cette révision, à la manière des récits médiévaux, d’une histoire et d’une trame existantes, Carpenter adopte une narration dans une temporalité seconde (la chronologie de la narration n’est ici pas la même que celle des évènements) : l’on revient ici, à l’instar de la construction du récit lovecraftien (voir à cet égard les conseil de Lovecraft au début de son Livre de Raison), à une narration subjective, au travers des yeux de l’un des personnages (d’abord Blair, le docteur, puis McReady, le pilote), référent du spectateur au fil d’une découverte des éléments du récit sous la forme d’une enquête. Ici, l’intérêt premier est bien entendu de faire partager la paranoïa qui s’empare de l’équipe au spectateur, comme le titre de la nouvelle, Who goes there ?, en donne le ton. Tout est en effet basé sur le fait que, à partir de l’assimilation de Bennings (dont Windows a été le témoin avant qu’elle soit complète, ce qui confère à la contamination humaine sa réalité dans cette narration subjective où le spectateur n’en sait jamais plus que les personnages), tout un chacun peut être la Chose. Rafik Djoumi remarque à ce titre très justement que Carpenter brise même la règle de l’identification en jetant le doute sur MacReady lui-même, soupçonné d’être la Chose, et représenté alors par la mise en scène de manière très ambiguë, via notamment un plan de poignée de porte actionnée lentement (visualisation classique de la menace à l’écran) ou quasiment zombifié par le froid. Il faudra attendre la réanimation de Norris (et la mythique séquence de sa transformation) pour que ce sentiment se dissipe… Un peu. Privé de référent puisqu’il l’a soupçonné lui aussi, le spectateur est mis en position de paranoïa active, subissant les mêmes effets que les personnages : le doute qui ressort de la séquence finale (après une ellipse, deux survivant se font face, l’un d’eux est-il la Chose ? Et si oui, lequel ?) entérine cette peur globale de l’Autre.
Logiquement, comme tout au long de la Trilogie de l’Apocalypse, Carpenter s’y emploie à filmer la peur : celle de John Trent dans In the Mouth of Madness, celle du groupe d’étudiant et du prêtre dans Prince of Darkness, et celle des chercheurs de The Thing. Un grand nombre de plans de fins de séquences nous montre ainsi la consternation et la terreur sur les visages : après la neutralisation des diverses manifestations de la Chose (l’horreur dans le chenil, l’incinération de Bennings, la tête-araignée), mais surtout suite aux diverses phases de compréhension de son fonctionnement, qui se closent sur un plan du visage fermé et inquiet de Blair, à savoir l’autopsie et la simulation informatique. Cette monstration de la peur participe bien entendu du principe du récit lovecraftien qui choisit l’empathie en montrant les effets de l’horreur sur le ou les personnages référents du lecteur/spectateur, amené à partager la détresse face à ce qui est au sens fort inconnaissable. Si la paranoïa est le point nodal du film, l’indicible est ainsi son point focal, bel et bien au centre des préoccupations esthétiques. Le choix du titre est en soi éloquent à cet égard : « La Chose », c’est-à-dire une entité qu’on ne peut définir par quelque terme plus précis. Ici l’indicible EST visible, ce qui ne l’empêche pas d’être conceptuellement fuyant. Cela tient grandement à la nature même de la menace : elle n’a pas de forme multicellulaire propre (en tous cas, pas qu’on le sache dans le métrage) et imite les formes de vie qu’elle absorbe, en convoquant des organes suivant ses besoins, dans une sorte de cauchemar darwinien accéléré. La profusion de formes identifiables, mais provenant d’espèces animales différentes, accolées au mépris de la logique de cohésion organique crée des adversaires successifs incompréhensibles au sens fort. Ainsi la séquence, classique dans le film de monstre, de l’autopsie d’un spécimen (ici la « chose-chien »), est dévoyée de son but : là où une telle séquence permet généralement d’objectiver la menace (voir The Brood de Cronenberg), ici, elle jette encore plus le doute quant à la nature de ce qui est donné à voir ; telle incision permet de mettre au jour quelque chose à l’intérieur de la bête, certes, mais quoi ? Cela semble avoir un squelette, être organique, mais sa forme est foncièrement inidentifiable, confusion renforcée par le fait qu’on devine, ailleurs sur le cadavre, plusieurs têtes de chiens contrefaites, mais aussi des excroissances ouvertement insectoïdes dans un magma de chairs, d’yeux et de gueules. C’est en effet en termes de design que la Chose se montre la plus intrigante. En effet, le travail tant technique que conceptuel de Rob Bottin explose complètement les cadres esthétiques de la créature classique (on sort du « guy in a suit »), et l’homme peut se targuer d’avoir accompli un travail de référence, une date dans l’histoire de l’effet spécial, qui utilise toutes les techniques de plateau connues lors de séquence proprement incroyables.
Lors d’une défibrillation cardiaque, le torse entier de Norris s’ouvre sur une gueule emplie de dents, qui dévore les bras du docteur Cooper. Ensuite il en sort un gigantesque panache de chair, bordé de tentacules fins et couvert de membres humains rabougris, qui s’accroche à une gaine d’aération par un jeu de membres articulés et montre au bout d’un cou ophidien une tête aux dents pointues qui est une réplique de celle de Norris. La « première » tête de Norris, elle, s’échappe en se désolidarisant de son cou, puis fuit sous un bureau en sollicitant un tentacule généré pour l’occasion, avant de se munir de six pattes d’insecte et d’yeux pédonculés. On le voit bien ici, l’innommable n’est pas, loin s’en faut, l’immontrable. Donner à voir ne tue pas nécessairement la peur dans l’oeuf, si la chose est faite avec une mise en scène appropriée. Ici l’innommable ne vient paradoxalement pas d’une absence d’analogie avec quelque chose de connu, mais d’une trop grande profusion d’analogies qui se parasitent entre elles. L’horreur ne peut pas plus être niée que définie. Ici, par exemple, la Chose n’est jamais montrée dans son entier, qu’il soit spatial ou temporel ; en effet la créature reconfigure constamment son apparence physique suivant ses besoins immédiats, ce qui en fait une sorte de shoggoth « évolué », tel que ceux décrits par Lovecraft comme « certaines masses protoplasmiques multicellulaires susceptibles de façonner leurs tissus en toute sorte d’organes provisoires » dans At the Mountains of Madness ; la Chose est ainsi un organisme en constante évolution morphologique, ce qui ne permet pas de la circonscrire d’un point de vue conceptuel, dont le fait de la voir ne fait qu’apporter plus de confusion, dans un sentiment très lovecraftien encore une fois. Et c’est, d’une certaine façon, bien pire lorsqu’elle se cantonne à une forme pour se cacher sous l’apparence d’un animal ou d’une personne: elle constitue alors une menace cachée, un danger plus grand encore, hors-champ, ce qui la rend virtuellement omniprésente, comme dans la scène d’ouverture (les norvégiens et le chien) où mêmes les mises en garde sont inintelligibles et anxiogènes.
Et après ?
Autre grand vainqueur des combats avec les défis conceptuels du lovecraftien sur écran, Stuart Gordon, après Dagon et Dreams in the Witchhouse, a entamé une seconde carrière passionnante mais plutôt rangée du fantastique. On ne se frotte peut-être pas à telle mythologie sans séquelles. Si John Carpenter est encore vivant et exempt de folie (une chance incroyable si l’on en croit les récits de Lovecraft ), difficile de ne pas faire une lecture à charge des dernières années de sa filmo, qui tirent de plus en plus la tronche depuis In the Mouth of Madness… Sa Trilogie de l’Apocalypse, par capillarité, semble avoir irrigué l’ensemble de sa filmographie, en termes thématiques (contagion et persistance du mal, exotisme profond, solitude du protagoniste face à l’inhabituel) mais aussi narratologiques (allusions, ellipses, adoption presque systématique du point de vue des personnages, mise en oeuvre explicite du récit à l’écran en montrant quelqu’un en train de raconter). Après In the Mouth…, il se fait certes plaisir (une suite, un remake de film qu’il admire, deux westerns déguisés…), mais avec une mise en scène de moins en moins précise, voire carrément démissionnaire (voir la profusion de séquences découpées en fondus enchaînés mollassons de Vampires et Ghosts of Mars, ou The Ward truffé de rustines de montage, ou les gros soucis de rythme de ses segments de Masters of Horror). Est-ce à penser qu’après son Grand-Oeuvre au sein de son oeuvre, le bonhomme aurait à peu près tout dit en tant que cinéaste ? Les gageures du lovecraftien cinématographique, relevées haut la main dans sa Trilogie (et ce n’est pas un mince exploit), doivent alors d’autant moins être sous-estimées si elles ont réussi à vider un cinéaste de cette trempe.
-2011
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