Quatre ans après le surprenant « Calvaire », Fabrice du Welz et son équipe nous proposent un nouveau film atypique, radical dans ses partis pris aventureux, qui constitue une expérience fascinante. Mais, sans doute victime de son statut à part, il n’échappe pas à des affèteries assez énervantes qui l’éloignent un peu trop d’une excellence pourtant à sa portée.
Thaïlande, 2005. A la vue d’une vidéo tournée en Birmanie, Jeanne Bellmer (Emmanuelle Béart, en roue libre) se persuade que son jeune fils, disparu dans le Tsunami de 2004, est à l’image, de dos, vivant. Son mari Paul (Rufus Sewell, à la fois juste et réactif), sceptique, ne peut cependant que suivre sa femme dans des recherches désespérées sur les traces d’un éventuel rapt. Complètement baladés par les autochtones, puis par le puissant et ambivalent Thaksin Gao (l’étrangement charismatique Petch Osathagrunah), ils s’enfoncent dans la jungle, où les morts et les rêves sont très tangibles… Et en veulent aux vivants.
Du Welz, et c’est ce qui le rend passionnant, est un cinéaste assez paradoxal. N’éludant pas les occurrences les plus déviantes ou excessives de ses thématiques, il fait en même temps preuve d’une grande pudeur (voir la manière dont le fameux « top shot » de Calvaire avait déçu les fans de splater movie et ceux qui voulaient se vautrer dans le Mondo). Intellectualisant énormément son propos, il lui donne cependant toujours une forme très charnelle, que les lumières naturalistes de Benoît Debie appuient de tout le grain explosé que peut donner une pellicule très sollicitée. Enfin, une véritable humilité vis-à-vis de ses récits côtoie une certaine propension à ne pas se prendre pour n’importe qui.
D’emblée ce paradoxe s’impose à la vision de Vinyan : le film se donne comme très envoûtant et fait montre de qualités (trop) rares dans un cinéma dit de genre, produit ou coproduit en France ; cohérence formelle et thématique, imagerie subtile et néanmoins forte, exotisme non feint (à l’instar d’un Kounen parti corps et âme en Amazonie, l’équipe – très réduite – est partie dans un vrai tournage-guerilla dans la jungle thaïe), enjeux humains extrêmement justes (on salue le traitement des personnages de Sonchaï et M. Gao, qui se montrent plus épais que les seconds rôles où on les avait abusivement cantonnés au début du récit, en l’espace d’une séquence où l’on apprend qu’eux aussi ont beaucoup perdu dans le Tsunami). Et pourtant le film agace souvent. Caméra qui tremble et longs plans flous pour montrer qu’on n’est pas n’importe qui, qu’on maîtrise son scope jusqu’aux limites du lisible, montage qui cherche tant les cassures de rythme qu’il plante parfois des plans trop brefs ou trop longs, et toujours selon le schéma « ça tremble dans tous les sens avec de la montée de cacophonie en crissements et infrabasses, et hop un plan fixe sur du silence ». On y ajoutera une Emmanuelle Béart presque constamment en mode « Isabelle Adjani dans un Zulawski », criant très fort et roulant de grands yeux égarés, ainsi qu’un ENORME Fabrice du Welz’s en carton de début avant le titre, et on conviendra que se rembrunir est tentant.
Ces affèteries (car ces défauts découlent de l’affectation, c’est pas spontané pour deux sous) font souvent partie du lot des seconds films de cinéastes, dont le particularisme leur a fait accoucher d’un premier film météore. Ici, l’ambition côtoie certaines facilités : chacun semble se passer un ou deux caprices et se laisser aller au pilote automatique. Outre Béart qui applique tout son bréviaire de la prestation d’actrice habitée, du Welz recycle ainsi telles quelles des séquences entières de Calvaire : on aura donc droit à une scène où le héros regarde par un trou dans un mur les pratiques sexuelles particulières des indigènes, à une balade de nuit dans la forêt avec lampe de poche unique et rencontre d’enfants, ainsi que les quelques plans « Bettelheim approved » tels que gros oeil qui roule, traversée de pont, etc, dont il est famillier. Benoît Debie est certes l’un des chefs op’ les plus talentueux de la planète, mais il s’accorde lui aussi deux séquences toutes en rouge comme d’habitude, l’une justifiée (une scène de rêve), l’autre moins (une citation d’Irréversible avec boite de nuit glauque et travesti)… Ce qui est d’autant plus dommage que l’évocation du Tsunami se fait, elle, avec une retenue bienvenue dans le générique de début, imposant d’emblée un malaise et une ambiance à la fois aqueuse et aérienne, à la fois pudique et horrifiante.
Et pourtant la sauce prend, et de quelle manière. On se retrouve complètement ballotté, tantôt émerveillé, tantôt inquiété, soufflé par une traduction très réussie de l’humidité et de la chaleur de la jungle (bien que pas si révolutionnaire qu’on a voulu le dire, puisqu’on pense souvent au troisième acte d’Apocalypse now, mais la nouveauté n’est pas un critère absolu de valeur artistique), et pour peu qu’on soit sensible au sens du grotesque de Du Welz, les diverses incursions dans la fantasmagorie imprimeront des images indélébiles dans l’imaginaire.
Fantasmagorie, et non fantastique au sens strict. En effet, le traitement est d’une grande intelligence dans son refus de baliser le terrain entre surnaturel et naturel, dans sa manière de flouter les limites entre réalité, fantasmes de Jeanne, et vraies incursions fantastiques. Là où Calvaire développait une dialectique de passage du miroir (le pare-brise, les inserts, le plan des nains, les chimères empaillées dans le rade), Vinyan impose une progression plus ouatée dans un monde où les esprits ne sont pas séparés des vivants, comme en témoignent deux séquences capitales, celle des offrandes à l’arbre et surtout celle de la cérémonie des lumières, tradition indonésienne très poétique (la séquence est d’ailleurs très belle), où chacun allume une torche volante pour guider les âmes des morts vers l’au-delà. Un personnage vivant recommande à un autre d’en allumer une… pour lui. Plus tard, les enfants (morts ? Vivants ? Entre deux ?) persécutent des vieillards moins que vivants dans la jungle, et le final (un plan qui va faire couler pas mal d’encre pour cause de téton célèbre, mais qu’on ne divulguera pas ici afin de ne point épuiser le fumet du troisième acte entier), sera au choix la plus vivante des scènes du film, ou l’entrée dans le monde des morts sans espoir de retour. Ou les deux. Ainsi, chaque séquence peut être vue sous l’angle du prosaïque pur ou de l’onirisme, dans une dialectique de cauchemar (parfois trop ostentatoire dans son libellé), sans réel repère temporel ou topographique, où les transitions sont plus symboliques que logiques (le vieux temple du final, qui débouche lui-même sur une caverne presque verticale vers la jungle, la lumière du soleil, et la mort), tendant vers un paroxysme forcément cataclysmique pour le couple de héros.
Et c’est la principale qualité du film qui se fait jour à l’aune de cette rhétorique : ce n’est finalement pas un, mais trois récits superposés, qui nous sont offerts ici. Le premier est une bande fantastique qui séduit par son rythme onirique et sa vision charnelle d’une menace qui ne fait pas irruption dans le monde réel (dialectique occidentale moderniste que l’on retrouve aussi dans le fantastique japonais récent), mais où l’on est obligé de s’enfoncer soi-même. Cet aspect orphique rappelle, dans un autre registre, la veine mythologique empruntée par Stallone dans son récent John Rambo qui partage d’ailleurs certaines péripéties avec Vinyan. Le second film, c’est celui qu’on « pouvait attendre » de Du Welz, où il creuse ses thèmes sur un autre mode que dans Calvaire, mais pas avec moins de force : c’est encore l’histoire du manque effrayant causé par un deuil, d’aveuglement affectif, d’amour inassouvi qui mène, peut-être, à une folie incarnant une damnation ou une rédemption, au danger ainsi qu’à une forme de transcendance perverse. Le troisième récit, c’est celui qui horrifie, qui fascine, et qui remporte, au final, l’adhésion. C’est un film d’horreur pur et simple. Il montre un homme qui se voit forcé de suivre la femme qu’il aime dans son irrationalité grandissante, qui doit pénétrer dans sa folie et s’annihiler dans ses reproches, s’arroger la haine qu’elle nourrit en son sein à côté d’un amour stérile. C’est l’histoire d’une autodestruction par capillarité, où une faute illusoire devra être expiée de la pire des manières, dans la douleur et la trahison. Sewell excelle dans l’exercice (on se rappelle cette dimension christique dévoyée qu’il assumait déjà dans le Dark City d’Alex Proyas, mais dans une optique alors bien plus optimiste), et c’est lui, bien plus que la figure de la mère ici terrible, qui est le vecteur du spectateur dans ce voyage certes imparfait (ses prétentions se voient un peu occultées par celles de son auteur, dont on ne doute pas qu’il redescendra sur terre dans ses prochains exercices), mais assurément envoûtant, beau, empathique et au sens fort, unique.
Il s’agit en tout cas de l’une des propositions cinématographiques les plus passionnantes de cet automne. Mais aussi du point de vue tératologique.
-2010
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