Il y a deux faces à la carrière de David Cronenberg.
La première, la plus précieuse, est celle qui imposa le cinéaste : un cinéma viscéral et transgressif, qui, en sus de l’astuce de ses thèmes et de l’intelligence de son propos, n’oubliait pas de livrer de vrais films, des morceaux de péloche opératiques aux narrations solides et aux effets cathartiques. C’est le Cronenberg de la grande époque, celui qui 20 ans avant Matrix se permettait une scène de hacking informatique par télépathie au téléphone (le gigantesque Scanners) ou de réalité virtuelle (Videodrome, définitif). Celui qui ne s’embarrassait pas d’épilogue lénifiant à la fin de The fly. Celui qui osait la frénésie vénérienne (Shivers et Rage) cinq ans avant le sida et l’agression explicite d’enfants (The brood) pour peu que ça serve son cinéma. Ces premiers films sont trop souvent considérés par certains comme embarrassants et pas propres : Ils constituent pourtant des pierres angulaires du cinéma des années 70 et 80.
Hélas ! Il y a aussi l’autre David, le Cronenberg respectable qui apparaît avec Faux Semblants. Celui-là délaisse Sitgès et Avoriaz pour ne plus fréquenter que Venise, Berlin ou Cannes. Il a des amis bon teint qui ont lu tout Freud et possèdent au moins une édition de Sexus. Il est traversé de fulgurances de son ancienne vie (l’excellent Naked lunch), mais passe globalement à côté de ses sujets, plus occupé à donner à voir qu’il réfléchit qu’à questionner réellement son cinéma. Voir pour s’en convaincre Existenz , plantade condescendante et pataude sur le jeu vidéo, là où Videodrome avait tout compris de son sujet qu’il prenait à bras-le-corps. On le vit aussi dans cette volonté de faire du film intellectuel avec poil au cul (le consternant Crash). En voyant un personnage lancer du sperme à la caméra après une masturbation, dans Spider, on se remémorait l’un des aphorismes d’Almanach Vermot de Lacan, « tout symbole est à interpréter littéralement ».
Et l’homme de goût se désolait sur la dépouille du réalisateur de Scanners en apprenant qu’il envisageait un documentaire sur Orlan, égérie jusqu’au-boutiste de l’enculage de mouches mondain… Douloureux de la part de l’homme qui jadis trépanait Michael Ironside !
Aussi la surprise est d’autant plus réjouissante à la vue de A history of violence, western déguisé (car récit archétypal de lonesome cow-boy rangé qui reprend les flingues pour défendre les folks du coin) qui n’oublie jamais son spectateur en route et va de son point A à son point B de manière frontale et dévastatrice. Loin des maniérismes alambiqués de ses derniers films (plages colorées à la Bava, mouvements de caméra peu utiles, jeu d’acteurs parfois à la limite du Rohmer), Cronenberg y renoue avec sa mise en scène sobre, ample et opératique, celle qui fait passer les plus grandes audaces comme des évidences. On jurerait certains plans arrachés de The Brood. Le film, magistral, trimballe son spectateur de bout en bout avec une histoire simple contée solidement, où l’analyse des caractères se fait au service de l’émotion plutôt qu’à celui de l’intellect. Les acteurs (mention toute particulière à Maria Bello et Viggo Mortensen) exsudent littéralement l’humanité de leurs personnages, rendant tout à fait crédible et palpable l’existence de ces derniers en dehors des bords du cadre. C’est un monde tout à fait quotidien et identifiable qui s’étale devant nous, où la violence est réellement douloureuse lorsqu’elle explose. Quelles qu’en soient les motivations, gratuité, défense ou affirmation, la violence est ici, au coin de la rue, dans les interstices de la journée mais surtout logée au coeur de l’humain, qui doit l’affronter pour se retrouver, au final, moins frais mais plus complet qu’avant. Quitte à affronter Ed Harris. Le film est réjouissant pour l’amateur de bons films, car maîtrisé, immersif et surtout émouvant. Le
cinéaste est, enfin, impliqué dans son histoire, ce qui faisait défaut à ses derniers films. Le résultat est une péloche sincère, ce qui est une qualité trop rare par les temps qui courent…
Il est d’ailleurs touchant de voir à quel point Cronenberg semble s’approprier l’histoire de « Tom Stall » pour nous parler de lui.
Tom Stall est attaqué par des délinquants homicides dans son coffee shop. Il se défend avec un brio meurtrier et assez suspect. Évènement qui va obliger le personnage à se confronter au chien fou qu’il fut autrefois pour « se ré-assimiler » (comportement que reconnaîtrait le James Woods de Videodrome !) et finalement être un homme plus complet, plus moral que le good guy utilitaire qu’il s’était forcé à devenir en procédant par soustraction. Confrontation violente à un monde violent (et plus vaste, Mortensen ne sortant des murs de sa bourgade à la Norman Rockwell que pour affronter son frère et son ancienne vie), qui va changer des personnages fonctionnels (le bon père de famille, le fils un peu lunaire en butte à l’animosité des mômes populaires, l’épouse/femme active qui porte la culotte et distribue les faveurs sexuelles comme des bons points…) en véritables personnes, complexes et bourrés de recoins. Le fils s’affirme en homme, le good guy assume ses zones d’ombres et la maman accepte la putain en elle et ses désirs d’animalité (le rapport sexuel dans l’escalier qui traite de cette dualité autrement plus subtilement que tout Spider). Le « mal » (au sens de sauvagerie), s’il est – momentanément – pourfendu, est surtout pleinement accepté et intégré. A l’attaque du restaurant correspondrait alors la découverte du comic book original.
Il semble en effet qu’en adaptant l’ouvrage de John Wagner et Vince Locke, Cronenberg laisse de côté sa respectabilité de poseur de festivals. Il accepte enfin (on devrait dire : à nouveau) ses « antécédents de violence » pour se tourner vers sa jeunesse de trublion : photo naturaliste peu saturée, découpage efficace, factuel et solide (la séquence d’ouverture !), jusqu’à la partition d’Howard Shore qui revient à une épure et un lyrisme proches du score de Scanners. Il revient à un cinéma extrêmement charnel (les coups portent douloureusement par le biais de cuts frontaux très agressifs, on sent toujours le physique des personnages par les pieds nus, les blessures, les bleus, la sueur toujours rappelés dans l’action), un cinéma où le concept n’est jamais prééminent à l’action. La preuve ? Cronenberg a ôté de son montage final une scène onirique, auto-citation propre à faire jaser les cinéphiles lacaniens, et où il se laissait aller à « faire du Cronenberg » sursignifiant et peu utile. Ce faisant, il choisit explicitement de servir l’économie de l’histoire qu’il raconte, plutôt que de se faire mousser à peu de frais en se montrant malin.
C’est aussi pour ça que l’on écrase sa petite larme à la fin du récit. A l’instar de son personnage, David revient nous voir, enfin débarrassé de ses oripeaux de nouveau philosophe, ayant accepté cette autre partie de lui qui est moins plaisante pour les gens de bon goût, les gens civilisés. Il sait, et nous le dit, qu’à trop chercher à complaire à une idée proprette d’un monde jalonné de certitudes rassurantes, il participait au mensonge de la respectabilité. Qu’il s’amputait de ce qui faisait son identité et sa valeur, et qu’il est désormais plus fort avec que sans. On est ému, parce qu’on est trop heureux de lui avoir gardé son assiette.
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