Grâce au stupéfiant et furieux The Raid, Gareth Evans a logiquement obtenu les coudées franches pour faire à peu près tout ce qu’il veut. Si cette concrétisation ne tient pas du mètre-étalon de l’actioner moderne, elle dépasse largement ses promesses par sa virtuosité et son sens du spectacle.
Même pas le temps de cicatriser qu’on vous renvoie au charbon. Deux heures après les évènements relatés dans The Raid, Rama se retrouve ainsi embrigadé dans une mission d’infiltration des milieux criminels de Jakarta, afin de faire tomber le système de corruption à grande échelle de la police locale. Après un séjour en prison arrangé pour son infiltration, il devient bientôt un lieutenant important du jeune Uco, fils ambitieux de l’un des potentats mafieux de la ville, alors que l’équilibre entre les diverses factions rivales est mis en péril par l’intervention d’un nouveau larron, Bejo. Motivé par la protection des siens et son désir de vengeance (son frère a entre temps été éliminé), Rama perdra bientôt ses repères moraux au milieu d’une guerre des gangs sans aucun code d’honneur…
Qui trop embrasse mal étreint. L’adage, qui s’applique schématiquement au personnage principal du film, résume aussi les réserves émises à la vision de ce Berandal, réserves qui toutefois n’entament que marginalement ce que le film de Gareth Evans apporte sur la table : sa maîtrise, son jusqu’au-boutisme et sa folie. Autrement dit, si le film est bien le sommet cinétique et martial vanté çà-et-là (et ils ont raison : jetez-vous dessus crénom), c’est du point de vue de la dramaturgie que ses ambitions démesurées, mais désordonnées, le trahissent.
Le script original de Berandal date en fait d’avant The Raid, juste après la surprise Merantau. Admirateur notamment des grandes sagas criminelles des cinémas du Japon et de Hong Kong, Evans imagine une histoire de guerre des gangs largement tournée vers les performances martiales, les énormes fusillades et les cascades de voitures emphatiques. Trop cher et trop ambitieux, le film est remis aux calendes, au profit d’un « petit » projet au concept simple et fort : The Raid. L’efficacité modale de son script, de sa mise en scène et surtout de ses séquences d’action et de combats, emporte tout sur son passage tant du point de vue critique que public, attirant bien entendu ponts d’or et subsides… Pour un autre The Raid. Et voilà donc une équipe relancée aux trousses de son rêve d’antan, à la condition d’y loger le personnage de Rama à sa sortie de la tour infernale à laquelle il a survécu, fut-ce au prix de distorsions douloureuses.
C’est de cet accouplement forcé entre des histoires dont les essences respectives tendent à se contredire (fresque martiale et policière d’un côté, drame des aristocraties criminelles de l’autre), qu’émerge le hiatus qui empêche le film d’être tout à fait ce graal qu’on attendait la bave aux lèvres. Ainsi, le récit se perd régulièrement dans des imbroglios inutiles, complique à l’excès ses nombreuses sous-intrigues et multiplie les péripéties confuses ou disproportionnées en regard de leur importance dramatique. On roule donc de caractérisations plus ou moins approximatives en tunnels de dialogues pleins de pose mais peu éloquents, en passant parfois par des affèteries d’écriture pas toujours pertinentes ou maîtrisées : une construction de premier acte amusante mais bordélique (multiples flashes-back intriqués dans la prison, où apparaissent des éléments qu’on ne reverra plus), une dernière heure totalement basique qu’on ne sait pas comment conclure, un gros surplace narratif entre les deux et des ellipses brutales… La progression dramatique n’est quasiment perceptible d’ailleurs que sur le papier où via des passages purement utilitaires, et à part Rama, qui manque de perdre sa probité en se jetant tête baissée dans sa propre violence, aucun personnage n’évolue particulièrement entre les deux génériques. Uco reste de bout en bout un ambitieux destructeur, Bejo ne sort jamais de sa posture de méchant sorti d’un DTV avec Steven Seagal, etc. . Plus gênant, d’autres éléments se voient carrément sacrifiés au nouveau déroulement utilitaire des évènements ; si l’on aurait aimé par exemple voir développé Eka, l' »autre » lieutenant qui est peut-être aussi un flic en planque, ce sacrifice est surtout problématique en ce qui concerne le frère de Rama, éliminé dès l’ouverture. Voilà l’une des promesses thématiques les plus excitantes de The Raid balayée d’un revers de main, dans le but manifeste de donner une motivation supplémentaire à un héros dont la trajectoire ne le réclamait pourtant pas… Hélas. La thématique pourtant centrale de la corruption de la police se perd très vite en chemin également au profit de la seule chronique criminelle, le projet raccrochant les wagons de façon encore assez confuse en début de dernier acte sans qu’on sache trop pourquoi à ce moment-là.
Le script, donc, est trop foisonnant pour son propre bien en regard de la simplicité angélique de son principe, soit, mais ce n’est pas là que se trouve le cœur du projet. Evans est avant tout un formaliste talentueux (pour le moment du moins étant donnée la courbe de progression impressionnante de son cinéma), mais un formaliste à la fois dingue et raisonné. En ce sens on n’est pas surpris qu’il se soit passionné pour les diverses formes du silat, art martial indonésien qui, à l’instar d’autres configurations de combat de la région (boxe thaïlandaise, muay thai, krabi krabong), est à la fois un déclenchement de fureur proprement tétanisant à voir et un art de l’efficacité la plus froidement pensée : c’est pas de la danse hein, le but est de neutraliser l’adversaire le plus vite possible et l’abandonner au sol, sans haine mais sans pitié. Les affrontements en espaces confinés de The Raid encore en mémoire, il est réjouissant d’être aussi surpris devant l’ampleur de ce dont tout ce petit monde est capable avec plus de joli lolipop dans les carmanes. Au niveau martial d’abord où chaque séquence est envisagée comme une setpiece propre à sublimer un aspect des performances martiales des protagonistes, en utilisant les environnements au meilleur escient. On se souviendra longtemps des deux séquences où se bat Yayan Ruhian (maître martial qui jouait Mad Dog dans le premier film), machine à tuer au regard étrangement doux, tantôt terrifiant, agile ou émouvant.
Plus encore, l’émeute dans la cour de prison est incroyable de virtuosité et de sauvagerie, la mise en scène en (faux) plan-séquence décuplant l’effet de réel et la dinguerie de ce qui se déclenche en quelques instants sous nos yeux. Une scène qui n’a rien de gratuit dans la mesure où le concassage de détenus dans les toilettes (un mètre de large à tout casser) a auparavant posé l’enjeu spatial comme central dans la manière de penser l’action du récit tout entier. Evans embrasse les racines culturelles multiples du pays où il tourne, Rama (présenté comme musulman lors d’un plan de prière de The Raid) prenant soin de ne pas briser un autel bouddhiste au cœur d’une empoignade pourtant décisive de sa folie belliqueuse… Dans un sens très oriental, on retrouve toujours ainsi une attention particulière portée sur de petits objets ou éléments qui prêtent leur sens aux scènes qui les contiennent, ici une vis, là un verre… Une manière de poser philosophiquement les actes dans leur environnement. Car le sens ahurissant de l’espace et de la temporalité de l’action dont fait preuve Evans se retrouve dans l’ensemble de ces séquences d’action, sans pour autant s’appuyer sur le décor, culminant dans un combat d’une bonne demi-bobine entre Rama et l’assassin en chef de Bejo, où la cuisine de restaurant est un théâtre passif pour une joute du niveau du final d’un Fist of Legend ou d’un Hardboiled… Toute emphatique qu’elle soit, l’action n’est jamais gratuite en ce sens qu’elle porte non pas sur le récit en tant que tel (dont on finit par se moquer comme d’une guigne dans la mesure où, comme pour Rama, seul compte la prochaine confrontation), mais sur le projet d’action lui-même, pour lequel cascadeurs, coordinateurs et réalisateur ont des idées à la tonne, comme lors de cette poursuite automobile où la caméra suit l’action à moto, s’engouffre dans une voiture pour brièvement filmer le conducteur, puis ressort par la fenêtre arrière pour se concentrer sur ses assaillants… Le tout sans coupe et réalisé à même le plateau !
L’excès comme horizon, l’efficacité comme credo : à force d’aller toujours plus fort et plus fou, Evans livre un objet abstrait. Peut-être conscient de ses lacunes scénaristiques, c’est le film en soi qui devient une abstraction sur la violence elle-même, qui s’auto-dévore tout en s’amplifiant au point de gagner une vie propre. La surenchère de gore (et le film est gratiné à ce niveau) doit ainsi se comprendre d’un point de vue culturel, le cinéma d’exploitation indonésien ayant été l’un des plus décomplexés à ce niveau, et non comme un sensationnalisme gratuit. C’est aussi par ce mouvement vers le pur concept que se trouvent certains des éléments les plus enthousiasmants du métrage, ceux qui, justement, ne se voient pas plombés par les amphigouris du script. L’irruption, dans cet univers qui se veut par ailleurs «vériste », de véritables personnages de manga tenant entièrement sur leur caractérisation plus grande que nature, est logiquement l’une des grandes réussites du film : le baseball bat man et la hammer girl n’ont besoin de rien d’autre qu’eux-mêmes pour emporter le morceau, et parviennent sans peine à faire oublier, émotionnellement parlant, d’autres tentatives bien plus bavardes (Rama et son épouse, Uco et son papa)… On attend les sorties vidéo pour se passer en boucle la scène du métro, et celle du couloir rouge.
Alors oui ce Raid 2 est moins maîtrisé que son prédécesseur, sans doute parce qu’il était moins maîtrisable d’ailleurs. C’est bordélique, ça part dans tous les sens et ça tatanne sur le modèle du tapis de bombes. C’est pourtant, pour le moment LE film de combats martiaux, et même peut-être le film d’action, de cette année. Inventif, jusqu’au-boutiste, fou et maîtrisé en diable dans ses excès autant qu’il se viande lorsqu’il s’essaie à la sobriété, Raid 2 est une bouffée d’air frais dans une époque où on nous sort un Expendables classé PG 13… Comme on dit, choisis ton camp camarade.
-2014
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